Mineurs Mal Accompagnés

Article extrait du Plein droit n° 133, juin 2022

Publication du GISTI

Pousser la porte… et ensuite ?

Lisa Carayon, Julie Mattiussi et Arthur Vuattoux

Maîtresses de conférences, droit, Sorbonne Paris Nord, Iris ; droit, Université de Haute-Alsace, Cerdacc ; sociologie, Sorbonne Paris Nord, Iris

Que se passe-t-il après l’évaluation de la minorité ? Après ce moment de tri qui longtemps concentra le regard du public et les protestations des organisations militantes ? Que se passe-t- il après les entretiens, les expertises documentaires, les tests osseux ? Que se passe-t-il après qu’un mineur isolé étranger (MIE) est reconnu comme tel et pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ? L’objet de ce dossier, issu d’un colloque tenu en janvier 2021 [1], est d’explorer cet après : les modalités de prise en charge de ces mineurs [2], l’impact de leur présence sur le travail des personnes qui les accompagnent, la gestion de leur scolarité et de leur accompagnement psychique. Dans une perspective tantôt historique, tantôt comparatiste, il s’agit d’examiner toute la complexité de cette période qui apparaît parfois comme l’aboutissement d’un parcours migratoire alors qu’il n’en est qu’une étape. Mais pour comprendre tout l’enjeu de cet après, il convient de rappeler les débats qui entourent la prise en charge de ces jeunes par l’ASE.

L’évaluation : naturalisation des individus et inégalités de chances

L’accueil des MIE est empreint de paradoxes. Bâtie sur un système théoriquement très homogène, la prise en charge de ces jeunes est en réalité fractionnée en une foule de mécanismes qui multiplient des risques d’inégalités. Rappelons au besoin que la prise en charge par l’ASE, compétence des départements, est un droit de toute mineure ou mineur en danger, quelle qu’en soit la cause. L’entrée dans le dispositif de l’ASE connaît deux voies : la prise en charge sur décision administrative ou le placement par un ou une juge des enfants (JE). Les mineurs étrangers isolés peuvent, comme tous les autres mineurs, passer par l’une ou l’autre de ces portes d’entrée. Cependant, première particularité de leur situation, nombre de départements ont mis en place, pour apprécier la pertinence d’une prise en charge administrative, des cellules spécifiques d’évaluation de leur minorité et de leur isolement, le plus souvent déléguées à des associations. Cette évaluation, qu’elle soit faite par l’administration ou la justice, se fonde sur quatre éléments principaux.

Premièrement, la minorité est théoriquement attestée par les documents d’identité. Supposés faire foi dès lors qu’ils sont conformes aux prescriptions du droit étranger [3], ils sont pourtant régulièrement écartés comme non probants, notamment lorsqu’ils ne comportent pas de photographie – ce qui concerne les actes de naissance. Obstacle supplémentaire : les services spécialisés dans l’expertise de l’authenticité des actes disqualifient parfois d’office l’ensemble des documents provenant de certains États, présumés fraudeurs [4]. C’est pourquoi l’évaluation va bien souvent au-delà de la question documentaire.

Deuxièmement, les mineurs étrangers se présentant à l’ASE, sauf s’ils sont « manifestement mineurs », doivent, depuis 2019, être présentés en préfecture afin qu’il soit procédé à une prise d’empreintes et à la comparaison de celles-ci avec celles qui auraient été recueillies dans le fichier des demandes de visa (Visabio) et dans celui des demandes de titre de séjour (Agdref). Textuellement, le refus de se soumettre à la prise d’empreintes, ou le fait que celles-ci aient déjà été enregistrées sous l’identité d’une personne majeure, ne peuvent, à eux seuls, constituer des éléments conduisant au rejet de la demande de prise en charge. Mais ce nouveau dispositif, très critiqué par le monde associatif mais étonnamment considéré comme conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant par le Conseil constitutionnel, a pour objet, ou du moins comme effet, de constituer une sorte de mesure obstacle visant à décourager les jeunes de persévérer dans leur demande.

Troisième élément d’appréciation : les tests osseux. Radiographie du poignet, de la clavicule ou de la mâchoire ordonnée par la justice, parfois à la demande des départements, ils sont supposés, par rapprochement avec des barèmes préétablis, apporter une caution scientifique à la détermination d’une tranche d’âge. Fortement critiqué pour son caractère intrusif, son imprécision et surtout la faiblesse de son fondement empirique [5], le test osseux n’est pas supposé fonder à lui-seul une décision définitive quant à la minorité d’un individu. Il est toutefois indéniable que son poids est capital dans la prise de décision des institutions.

Enfin, dernier élément d’évaluation de l’âge : les entretiens. Après avoir longtemps été laissés à la libre appréciation des acteurs, ils sont désormais guidés par un cadre national [6]. Recueillie au cours d’un ou plusieurs moments d’échange durant les 5 jours de mise à l’abri provisoire dont sont supposés bénéficier les demandeurs, la parole des jeunes est alors évaluée au regard de sa sincérité, de sa cohérence quant à l’histoire familiale, le passé scolaire ou encore le parcours migratoire du jeune, et enfin au regard de sa conformité à des éléments extraits de supports documentaires, de fichiers automatisés et d’examens médicaux [7].

Chacune des étapes ici décrites recèle sa part de naturalisation des individus ou de renvoi à une appréciation culturaliste [8]. Relevés d’empreintes et tests osseux réduisent ainsi les jeunes à leur dimension corporelle, jugée garante d’une vérité. Comme la terre autrefois, « le corps ne ment pas ». Et comme toujours, il n’y aurait pas de raison de refuser de se soumettre à des examens corporels « si l’on n’a rien à cacher ». Mais quid de l’infinie variation dans la croissance des enfants ? De la dimension profondément contextuelle de l’évolution des corps ? Quid de la peur du médecin, de la police ? Quid de la hantise de donner ses empreintes lorsqu’on a voyagé en compagnie de demandeurs d’asile prêts à tout pour éviter d’être « dublinés » ? De la crainte de devoir justifier pourquoi on a demandé un visa avec l’identité d’un autre alors qu’il s’agit de la seule chance d’obtenir ce sésame refusé aux mineurs ? Ou encore de raconter pourquoi, prostitué·e de force, on a demandé l’asile ou un titre de séjour en tant que majeur·e sur l’injonction de ses exploiteurs ? Le corps ne résume pas l’immense complexité de la vie, même d’une vie toute jeune.

Mais justement, n’est-ce pas à dessiner ces nuances que sert le temps de l’entretien ? Ce moment où il est possible de préciser, de clarifier ? Idéalement si. Mais cet idéal suppose des conditions : un temps long propre à établir un rapport de confiance entre l’évaluateur et son public ; une posture attentive aux signes de trouble chez le jeune et non obsédée par la détection du prétendu mensonge ; une formation solide permettant, sinon de s’affranchir, du moins d’être conscient·e, des préjugés de race, de culture, de classe, de genre qui affectent nécessairement les interactions entre les interlocuteurs. Le dispositif actuel ignore largement cet idéal. De nombreuses évaluations comportent des appréciations sur ce qui est supposé être la façon dont un jeune doit réagir à l’abandon ou à la mort ; dont une fille est perçue dans tel ou tel système culturel ; dont un jeune de 15 ans doit se comporter face à l’institution scolaire etc. Le Défenseur des droits souligne ces écueils dans son rapport 2022 consacré aux mineurs non accompagnés.

De fait, les tentatives visant à normaliser l’évaluation n’évitent pas d’importants écarts, d’un département à l’autre, d’une juridiction à l’autre, dans le taux de prise en charge des jeunes qui sollicitent la protection de l’ASE [9]. Ces différences de traitement territoriales – combinées à la qualité variable de la prise en charge dont le présent dossier souhaite se faire l’écho – conduisent inévitablement à des situations d’errance pour les jeunes dont la minorité, contestée à tel endroit, pourrait être reconnue à tel autre ou pour ceux qui, reconnus mineurs mais déçus de la prise en charge proposée ici, partent ailleurs chercher un logement plus digne, une scolarisation, un apprentissage. De petites migrations intérieures bien vite endiguées par les autorités.

Partager ou se défausser ?

La question de la prise en charge des personnes étrangères mineures et isolées, lorsqu’elle n’est pas traitée sous l’angle sécuritaire de la lutte contre la menace qu’elles représenteraient [10], est largement formulée dans le débat public sous l’angle de la charge financière qu’elle fait peser sur les départements. Le nombre de jeunes étrangers sollicitant une prise en charge par l’ASE a, de fait, connu une forte augmentation durant la décennie 2010 avant de régresser fortement depuis 2020 [11], sans doute sous l’effet combiné de la crise sanitaire et des mesures dissuasives déjà évoquées. Face à cette situation, qui conduit à ce que les MIE représentent plus de 20 % de l’ensemble des jeunes pris en charge dans certains départements, tous les territoires ne sont évidemment pas égaux. Certains départements dits d’arrivée sont davantage concernés par la mise en place de procédures d’évaluation tandis que d’autres les connaissent à peine. Dans un contexte de fragilisation générale du service public de la protection de l’enfance, la question financière a rapidement été considérée comme un élément central de la politique de gestion de ces jeunes.

Dès 2013, la circulaire dite Taubira organise une répartition des jeunes pris en charge entre les différents départements, en fonction du nombre de mineur·es dans l’ensemble de leur population respective. Plusieurs fois remaniée, la clef de répartition entre les territoires combine désormais, depuis la récente loi de protection de l’enfance [12], des critères « démographiques, socio-économiques et d’éloignement géographique » inscrits dans le Code de l’action sociale et des familles (CASF, art. L. 212-2-2). Une fois le jeune réorienté vers l’ASE d’un autre département que celui dans lequel il avait été initialement admis, il ne peut théoriquement plus – comme cela a longtemps été pratiqué – faire l’objet d’une nouvelle évaluation de son âge dans l’intention de rejeter sa prise en charge (CASF, art. L. 221-2-5). Parallèlement, à partir de 2013, l’État alloue aux départements une contribution financière exceptionnelle pour les frais d’évaluation et de mise à l’abri provisoire des jeunes : plus de 120 millions d’euros ont ainsi été dépensés en 2020. L’État attribue 500 € par jeune au titre de l’évaluation sociale et de la première évaluation de santé puis 90 € par jeune et par jour au titre de l’hébergement provisoire dans la limite de 14 jours. Cette participation financière n’est cependant pas sans condition. Alors qu’avait d’abord été annoncé un usage facultatif du fichier biométrique des jeunes se présentant comme isolés, un arrêté du 23 octobre 2020 l’impose désormais aux départements sous peine d’une réduction à 100 € par évaluation de la contribution de l’État. L’argument avancé en faveur de cette position est que le fichier permettrait de réduire le risque supposé qu’un ou une jeune évaluée majeure dans un département puisse se présenter dans un autre pour bénéficier d’une nouvelle évaluation, multipliant ainsi les coûts pour l’État.

Cependant, ce chantage financier ne se manifeste pas uniquement au stade de l’évaluation. Outre la contribution de l’État à ce dispositif, les lois de finances ont attribué, à compter de 2017, une participation exceptionnelle à la prise en charge des MIE accueillis par l’ASE. Cette aide, concentrée sur les départements qui ont connu la plus forte augmentation de jeunes pris en charge, a cependant fortement régressé, passant de 96 millions d’euros en 2018 à moins de 2 millions en 2021. Un tel effondrement, sans rapport avec l’évolution du nombre de MIE accueillis, trouve son origine dans le débat hautement politique sur la compétence des départements dans la prise en charge des MIE. Entre politique de protection de l’enfance ou politique de gestion de l’immigration, le partage des compétences entre le département et l’État dans le domaine de l’évaluation et de l’accueil de ces enfants est en effet régulièrement remis en cause sur la scène publique [13]. S’agit-il de traiter ces jeunes au regard de leur âge ou à l’aune de leur extranéité ? Voilà en somme l’essentiel des controverses entre l’État et les départements qui ont pu se nouer dans ce domaine.

Accueillir : des mineurs comme les autres ?

L’exposé des enjeux financiers de la prise en charge des MIE montre que les interrogations sur leur accueil par l’ASE ne peuvent se résumer à l’étape de leur entrée dans le dispositif. L’ensemble des observateurs, associatifs ou institutionnels, découvrent depuis quelques années les difficultés spécifiques rencontrées par les jeunes qui, une fois placés, ne bénéficient pas des mêmes conditions de prise en charge que les autres enfants. La question est d’autant plus vive que la situation de l’ensemble des enfants placés à l’ASE a été largement abordée dans le débat public ces dernières années, non seulement au regard de leurs conditions de vie matérielles, mais aussi quant à leur devenir. Trop souvent victimes du chômage voire de l’errance, ils représentent une part non-négligeable des futurs publics précaires de l’action sociale.

L’hébergement en hôtel a récemment été dénoncé comme un outil qui, bien que clairement inadapté à la protection de personnes mineures, était régulièrement utilisé par l’ASE, particulièrement pour les MIE. L’Inspection générale des affaires sociales pointe ainsi que près d’un tiers d’entre eux seraient actuellement hébergés en structure hôtelière et qu’ils représentent 95 % des bénéficiaires de ce mode de prise en charge. Le caractère exceptionnel des modalités d’accueil de ces jeunes se manifeste également par le recours massif à des placements chez des « tiers de confiance », personnes bénévoles non-professionnelles de l’enfance. Ces choix sont dictés principalement par des considérations financières : un hébergement hôtelier coûte deux fois moins cher qu’un accueil en foyer [14], un logement autonome moins encore et un accueil bénévole près de dix fois moins. Mais, comme le montrera ce dossier, le ressort financier n’est pas l’unique explication apportée aux différences de traitement que peuvent connaître les mineures et mineurs étrangers isolés dans leur accompagnement. À cette question s’ajoute celle de l’imputation de traits spécifiques à ces jeunes. Une naturalisation cette fois positive : autonomes, sérieux, volontaires, ces jeunes seraient ainsi les parfaits candidats – mais aussi des candidats captifs – à des logements largement soustraits à la surveillance des adultes, mais aussi à des formations professionnelles parfois délaissées et en manque de main-d’œuvre. Car au bout de la prise en charge vient la majorité et, avec elle, la question de l’acquisition d’un droit au séjour. Si les mineurs étrangers pris en charge par l’ASE subissent d’importants retards dans l’accès à l’école, ils sont aussi, de fait, dirigés prioritairement vers des formations dites professionnalisantes, indispensables à l’acquisition future d’un titre de séjour [15].

Les dénonciations répétées des difficultés vécues par les MIE, ainsi que de la violence des « sorties sèches » de l’ASE, c’est-à-dire sans accompagnement transitoire, auront cependant permis, avec la dernière loi sur la protection de l’enfance, l’interdiction de principe de l’hébergement hôtelier et l’élargissement de l’accès aux contrats jeunes majeurs, un mécanisme qui étend l’accompagnement des jeunes pour une durée pouvant aller jusqu’à leur 21 ans. Les départements, qui ne peuvent plus arguer pour l’instant d’être « submergés » par les arrivées de jeunes étrangers isolés, sauront-il appliquer ces textes sans discrimination ? On ne peut que le souhaiter de sorte que les mineurs étrangers deviennent enfin, aux yeux de l’ASE, des mineurs comme les autres.


Notes

[1] Disponible en ligne : https://jeunesse.hypotheses.org

[2] Ces jeunes étant en grande majorité des garçons – une donnée expliquant en partie la situation de leur prise en charge (assignation à la dangerosité, indifférence collective à leurs souffrances intimes ou aux dangers auxquels ils sont exposés dans l’espace public) –, il a été choisi de les désigner au masculin lorsqu’il est question de ces jeunes en général.

[3] Code civil, article 47.

[4] C’est le cas de la Guinée notamment, position contestée sans succès par le Gisti : CE, sect., 12 juin 2020, n° 418142.

[5] Patrick Chariot, « Quand les médecins se font juges : la détermination de l’âge des adolescents migrants », Chimères, n° 74, 2010.

[6] Arrêté du 20 novembre 2019 relatif aux modalités de l’évaluation des personnes se présentant comme mineures et privées temporairement ou définitivement de la protection de leur famille ; Guide de bonnes pratiques en matière d’évaluation de la minorité et de l’isolement…, décembre 2019.

[7] Lisa Carayon, Julie Mattiussi et Arthur Vuattoux, « “Soyez cohérent, jeune homme ! ” Enjeux et non-dits de l’évaluation de la minorité chez les jeunes étrangers isolés à Paris », Revue française de science politique, 2018, vol. 68 ; Adeline Perrot, « Une infantilisation inévitable ? La réversibilité de l’âge chez les jeunes exilés en France », Genèses, n° 114, 2019.

[8] Voir notre contribution « Étrange jeunesse, jeunesse étrangère. Formes de culturalisme dans l’évaluation des jeunes isolés étrangers », Agora débats/ jeunesses, n° 84, 2020.

[9] En 2017, les taux de prise en charge pouvaient aller de 9 % à 100 % selon les départements. Un rapport du Sénat suggère cependant qu’ils tendraient à s’harmoniser autour de 30 à 40 % (n° 854, septembre 2021).

[10] Voir Assemblée Nationale, Problématiques de sécurité associées à la présence sur le territoire de mineurs non accompagnés, rapport n° 3974, mars 2021.

[11] Le nombre de jeunes déclarés mineurs est passé d’environ 5 000 en 2014 à plus de 17 000 en 2017 puis 9 000 en 2020 (voir note 9).

[12] Loi n° 2022-140 du 7 février 2022 relative à la protection des enfants.

[13] Delphine Burriez, « La protection des mineurs isolés demandeurs d’asile. Vers une nouvelle confrontation entre l’État et les départements ? », AJDA, 2020.

[14] IGAS, Accueil de mineurs proté s dans des structures non autorisées ou habilitées au titre de l’aide sociale à l’enfance, n° 96, novembre 2020.

[15] Voir notre contribution, « Sans famille, sans patrie mais au travail ? Stratégies institutionnelles d’orientation scolaire et professionnelle des MNA au tournant de la majorité », Jeunes et Mineurs en Mobilité, 2021.