De la clandestinité à la régularisation, les sans-papiers dans les cantines du pouvoir

Enquête de Julia Pascual pour Le Monde, 16 juin 2023

Pendant des années, ils ont accompli leur tâche dans l’illégalité, grâce à de faux documents ou à des identités prêtées. Le paradoxe, c’est qu’ils œuvraient au plus proche du pouvoir, dans les cuisines des tables fréquentées par des parlementaires parfois prompts à fustiger les immigrés. Avec l’aide de leurs employeurs, Camara Silly, Amadou Diallo, Ablaye Kane et d’autres collègues sont parvenus à régulariser leur situation.

C’est le lieu de rendez-vous de tous les parlementaires. Parce que Le Bourbon jouit d’une proximité immédiate avec l’Assemblée nationale, certains l’ont surnommé « la brasserie des complots ». Des réunions discrètes s’y organisent en sous-sol comme des déjeuners au vu et au su de tous. On y déguste un carpaccio de bœuf à 21,50 euros, on sirote un soda à 6 euros ou on s’autorise une crêpe au sucre à 7,50 euros. En cette fin du mois de mai, la clientèle déborde sur les terrasses. Mardi 23 mai, Marine Le Pen a dû attendre au comptoir avant qu’une table ne se libère. Le lendemain, le chef de file des députés Républicains (LR), Olivier Marleix, y a pris un café, tout comme le député Rassemblement national (RN) du Nord et vice-président de l’Assemblée nationale, Sébastien Chenu, qui pour discuter avec un journaliste, qui pour travailler un dossier sur un coin de table avec un collaborateur.

Ces derniers temps, au Bourbon, on cause beaucoup d’immigration. Car le gouvernement peine à dégager une majorité parlementaire pour présenter un projet de loi annoncé depuis des mois. La première ministre, Elisabeth Borne, a chargé le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, d’organiser des consultations d’ici au 14 juillet, pour aboutir à un vote cet automne. L’exécutif tente de rallier LR sur un texte qu’il considère « équilibré », mais la droite ne cesse de faire monter les enchères.

Au centre des discussions : la mesure emblématique qui prévoit de faciliter la régularisation des ­travailleurs sans papiers. LR en a fait une ligne rouge. « C’est vouloir ouvrir les portes en grand », a dénoncé Olivier Marleix, dans Le Journal du dimanche du 21 mai. « Aucun texte qui comporterait de nouvelles pompes aspirantes comme cette régularisation massive ne sera voté », a prévenu dans le même journal le sénateur de Vendée et président du groupe LR au Palais du Luxembourg, Bruno Retailleau, qui souhaiterait plutôt « rétablir le délit pour séjour clandestin ». Un discours qui a fait crier au plagiat l’extrême droite, dont la cheffe de file des députés, Marine Le Pen, assurait, le 1er février sur France Info, qu’au pouvoir elle serait « d’une fermeté totale avec les employeurs qui emploient des travailleurs clandestins ».

Au Bourbon, un cas d’école

Et pourtant, ironie de l’histoire, ces mêmes politiques qui bataillent contre la régularisation des sans-papiers croisent sans doute à l’heure du déjeuner, au Bourbon, Aboubakari Fofana, un Malien de 19 ans qui débarrasse les tables, apporte les plats en terrasse, fait la plonge du bar. Ils commandent peut-être un dessert parmi ceux que prépare tous les jours Amadou Diallo, un Sénégalais de 36 ans, le pâtissier de l’établissement. « Je n’ai que des étrangers en cuisine, reconnaît le directeur du Bourbon, Gilles Viala, 44 ans. Ils font les boulots que les Français ne veulent pas faire. Je peux comprendre pourquoi. On leur demande de travailler en horaires décalés, sans possibilité de télétravail, le week-end compris, et ils habitent à une heure de transport… On a une main-d’œuvre étrangère parce qu’elle a un peu moins le choix. » Autour de l’Assemblée nationale et du Sénat, dans les 6e et 7e arrondissements, où se concentrent aussi de nombreux ministères, rares sont les restaurants qui peuvent affirmer n’avoir jamais employé dans leurs cuisines des travailleurs sans papiers.

Amadou Diallo garde un souvenir intact du jour où il a rencontré les frères Viala. C’était un lundi, il y a plus de sept ans de cela. En France depuis deux ans déjà, il enchaînait les petites missions dans la restauration. Un matin, il s’est levé tôt pour aller déposer des CV dans tous les restaurants des quartiers chics parisiens, là où, a-t-il pensé, il aurait le plus de chances de trouver du travail. Son frère, avec qui il partage un studio à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, officie lui-même dans les cuisines d’un établissement près de l’église de la Madeleine, dans le riche 8e arrondissement. Amadou Diallo est sorti à la station de métro Saint-Germain-des-Près et a fait du porte-à-porte en remontant la rue de l’Université, qui suit le cours de la Seine.

Arrivé au Bourbon, il a rencontré Jean-Pierre Viala. Le restaurateur ne voulait pas se mettre dans la situation d’employer illégalement un étranger sans titre de séjour. Il a demandé à Amadou Diallo s’il avait des papiers. Le Sénégalais a répondu oui, sans trembler. Il n’en était rien. Le surlendemain, il est revenu pour son premier service, en présentant un faux document. Le patron n’y a vu que du feu. « Je devais commencer à 7 heuresA 6 heures, j’étais devant la porte. J’ai épluché les patates, les carottes, les oignons. On m’a demandé si j’étais prêt à faire le ménage. Moi, je suis là pour gagner ma vie et aider la famille au pays, je peux tout faire. »

Au bout de trois ans dans les cuisines du Bourbon, Amadou Diallo s’est armé de courage et a avoué à Jean-Pierre Viala qu’il était sans papiers. « Je tremblais, ce jour-là. J’ai dit à Jean-Pierre : “Si tu me vires, c’est fini pour moi.” » Les bons mois, il gagne 2 000 euros. Il en envoie la moitié dans la région de Tambacounda, dont il est originaire, dans l’est du Sénégal, où ils seraient une soixantaine à dépendre de lui. Les frères n’ont pas beaucoup hésité. « On était content de son travail », dit ­simplement Gilles Viala. Ils ont soutenu la demande de régularisation de leur employé, qui avait déjà réuni vingt-quatre bulletins de salaire et les preuves de sa ­présence en France depuis au moins trois ans. Pour pouvoir déposer une demande en préfecture, il ne lui manquait plus qu’une promesse d’embauche de ses employeurs, qu’ils se sont empressés de rédiger.

Dans les cuisines du Sénat

Ces cinq dernières années, Gilles Viala rapporte avoir accompagné trois dossiers de régularisation de ­personnels qu’il avait déclarés et qui, à l’image de nombreux sans-papiers employés pourtant illégalement, payaient des cotisations sociales et déclaraient leurs revenus. En 2022, quelque 10 000 travailleurs sans papiers ont réussi à obtenir un titre de séjour, appuyés par leur patron. C’est ce système d’admission exceptionnelle au séjour, laissé au pouvoir discrétionnaire des ­préfets, selon des critères indicatifs listés dans une circulaire ministérielle de 2012, que le gouvernement entend assouplir. En supprimant notamment la dépendance à l’employeur.

Au Sénat, où la droite est majoritaire, le projet de loi immigration du gouvernement a été considérablement durci lors de son examen en commission des lois, début 2023. Ses rapporteurs écrivaient craindre que, en facilitant la régularisation des travailleurs, il ne constitue une « prime à la fraude » et une « incitation à l’immigration clandestine ». Le Palais du Luxembourg ne fait pourtant pas exception, avec son restaurant réservé aux sénateurs et à leurs invités, où l’on peut se mettre à l’aise dans des petits salons cossus, où les murs sont ornés de boiseries dorées et le sol recouvert d’une moquette rouge velours. Là, ces dernières années, au moins trois plongeurs de Guinée et du Mali ont été régularisés après avoir longtemps lavé la vaisselle des sénateurs, pour environ 1 400 euros par mois.

Quand on demande aux plongeurs du Sénat ce qu’ils pensent de cet apparent paradoxe dans lequel une partie de la classe politique se retrouve, ils prennent un air dubitatif. Malien de 37 ans, Ousmane (qui souhaite rester anonyme) n’a même pas entendu parler du projet de loi immigration. Et il semble tout ignorer des postures politiques de ceux qu’il sert : « On ne discute pas avec les sénateursOn se dit juste bonjour. » Arrivé au Palais du Luxembourg en 2018, il a été régularisé trois ans plus tard. Depuis lors, il a pu retourner au pays voir les siens. Il ne vit plus la peur au ventre, et c’est ce qui compte à ses yeux. Son collègue et compatriote Djibril, 37 ans aussi et qui souhaite rester ­anonyme, a, lui, rejoint le Sénat en 2016 et été régularisé en 2019. Il s’estime chanceux. Son frère, avec qui il partage une chambre de foyer et qui vit en France depuis dix ans, n’a toujours pas réussi à obtenir de papiers. Malgré un CDI d’étancheur dans une entreprise du bâtiment et un patron qui le soutient, il n’arrive pas à décrocher de rendez-vous à la préfecture de Bobigny.

La bataille de la régularisation

Le gouvernement assure que son projet de loi, s’il était adopté en l’état, ne permettrait de régulariser que « quelques milliers » de travailleurs sans papiers chaque année. Une jauge timide, qui relève plus d’une volonté de rassurer la droite que d’une estimation fiable. Il y aurait en France autour de 700 000 personnes en situation irrégulière, lesquelles, souvent, travaillent grâce à un « frère » ou un « cousin » qui, moyennant compensation financière, les laisse utiliser leur titre de séjour. Dans le jargon, on appelle cela « travailler sous alias ». Pascal Mousset raconte qu’il a fait « un audit social »lorsqu’il a racheté la brasserie L’Apollo, dans le 14arrondissement, en 2006. « J’ai découvert que, sur les vingt-cinq salariés, dix bossaient sous alias. »

Aujourd’hui, celui qui est aussi président du Groupement national des indépendants de l’hôtellerie et de la restauration d’Ile-de-France, possède trois affaires et emploie quatre-vingts salariés. Il dirige notamment et depuis trente ans Chez Françoise, une brasserie au charme désuet qui s’étale sur 650 mètres carrés dans les anciens locaux d’Air France, aux Invalides. « Quand j’ai démarré ce métier, on avait un tiers d’étrangers. Aujourd’hui, c’est deux candidats sur trois, lâche-t-il, sans embarras. Le projet de loi mettrait de l’huile dans les rouages et mettrait fin à une immense hypocrisie. On dépend de la main-d’œuvre étrangère, ça ne sert à rien de faire l’autruche. »

Chez Françoise, des députés de tous bords ont aussi leurs habitudes, dont Olivier Marleix ou Marine Le Pen, encore eux. L’ancienne candidate à l’élection présidentielle vient toutes les semaines et apprécie d’être placée à la table ronde, en fond de salle, à côté de la cuisine. « Elle n’est servie que par des Blacks, je me marre », confie Pascal Mousset. Marine Le Pen est souvent accompagnée de Jordan Bardella, député européen et président du RN, qui aime parler priorité nationale, suppression du regroupement familial et qui, le 23 mai sur France Info, confiait son sentiment sur l’état d’esprit de la population : « Les gens ont une inquiétude, c’est de disparaître, de voir leur culture, leur art de vivre (…) disparaître sous le poids de l’immigration. » Sait-il que Chez Françoise, surnommée « la cantine des parlementaires » et où l’on sert une « cuisine traditionnelle française », c’est Boubou qui découpe les tomates, Fayçal qui tranche les pavés d’espadon, Bakary qui fait les pâtisseries ?

« Leur CV, c’est leur courage »

Camara Silly, 54 ans, est sorti de la clandestinité il y a sept ans. L’aide cuisinier malien de la brasserie a longtemps travaillé avec les papiers d’un « petit frère ». Pour un salaire mensuel d’environ 1 500 euros, il continue d’éplucher les asperges, les pommes de terre, les carottes, de nettoyer les pleurotes et la roquette… Tout à côté de l’annexe exiguë où il passe le plus clair de son temps, entouré de cageots de légumes, Camara Silly désigne avec un soupçon de fierté une petite porte en bois. Elle s’ouvre sur une pièce du restaurant privatisable. « C’est le salon des ministres », ­chuchote-t-il en pointant du doigt les portraits des chefs de gouvernement de la Ve République accrochés aux murs. Deux mondes qui se côtoient et s’ignorent, le plus souvent. « Nous, les étrangers, on est là parce que la France est un pays de travail », lance-t-il.

Sa vie s’écoule au quotidien, entre le huis clos de la cuisine et celui du foyer où il loge, dans le 18e arrondissement. Camara Silly n’a « pas une belle vie », explique-t-il, mais, depuis qu’il a des papiers, il peut rentrer au Mali tous les deux ans pour voir son épouse et ses enfants. Son oncle, Moussa Gassama, n’a pu y retourner que dans un caisson funéraire. Il y a un an à peine, il a fait une chute mortelle alors qu’il nettoyait les vitres du centre d’action sociale du 20earrondissement de Paris. Il n’avait pas 60 ans et toujours pas de papiers. Camara Silly sent que son corps montre des signes de fatigue, mais, les bons mois, il peut envoyer 400 euros au pays. Alors il courbe l’échine.

« Leur CV, c’est leur courage », considère Guillaume Muller, 41 ans, à la tête de Garance, un petit établissement de trente couverts niché rue Saint-Dominique, dans le 7e arrondissement, en face de l’ambassade de Pologne et à quelques mètres du ministère de la défense. C’est un rendez-vous de fins gourmets, à qui l’on sert les produits de la ferme familiale du Limousin. On peut y croiser l’ancien président de la République François Hollande comme le président (LR) du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, candidat putatif à l’élection présidentielle de 2027 et qui voudrait « réduire l’immigration à son strict minimum »« Les hommes politiques qui viennent, ils sont gentils avec tout le monde », veut nous rassurer celui qui se fait appeler « Youyou » et n’a pas le goût de décocher des sarcasmes.

Des vies encore précaires

Au fil des ans, cet Ivoirien de 34 ans est devenu le « bras droit » du patron. Il peut accueillir la clientèle comme changer une ampoule, participer à la mise en place ou passer l’aspirateur. Youyou s’appelle en réalité Chaka Samake, mais, quand il a commencé à la plonge, en 2013, il a présenté les papiers de son « cousin » Youssouf et le surnom est resté. Au bout de quelques mois, ne pouvant plus utiliser cet alias, il s’était fait faire un faux document à son nom, pour 300 euros. Trois ans plus tard, lui et deux autres plongeurs ivoiriens ont finalement révélé la réalité de leur situation administrative à leur patron. Ce dernier a tout de suite fait le nécessaire pour qu’ils soient régularisés. « Tous les patrons ne sont pas comme Guillaume, croit savoir Chaka Samake, reconnaissant. J’ai des amis qui ont travaillé pour des gens qui avaient promis de les aider dans leur démarche de régularisation mais qui n’ont rien fait. »

Deux Bangladais – dont l’un est en cours de régularisation – se relaient aujourd’hui à la plonge, tandis que Chaka Samake a gravi les échelons. Parmi ses deux anciens collègues, l’un est resté dans la restauration, l’autre est préparateur de commandes dans des entrepôts près de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Grâce à son employeur, qui l’a mis en relation avec un client qui gère des appartements, Chaka Samake a quitté Bondy, en Seine-Saint-Denis, et loue un studio dans le 17e arrondissement de Paris. Il y vit avec son fils de 4 mois et son épouse, qui est femme de ménage au restaurant étoilé Le Jules Verne, perché au deuxième étage de la tour Eiffel. Le couple aimerait trouver un logement plus grand, pour faire venir en France la fille aînée de Chaka, née d’une première union il y a onze ans et qui vit à Abidjan chez sa grand-mère paternelle. Elle n’était pas encore née quand son père a quitté la Côte d’Ivoire.

Un vrai logement, c’est aussi le rêve d’Oumarou Gassama, 37 ans, et d’Ablaye Kane, 30 ans, deux Sénégalais qui ­travaillent en cuisine à la brasserie Le Solferino. Loin des hôtels particuliers et des palais de la République où officie la clientèle qu’ils servent, Oumarou Gassama est logé par une association dans les Hauts-de-Seine, avec son épouse et ses trois enfants, après avoir été longtemps hébergé dans des hôtels sociaux du 115, le Samusocial, tandis qu’Ablaye Kane partage une chambre de foyer dans le 20e arrondissement avec un Mauritanien et un Sénégalais, tous deux sans papiers. Le premier travaille dans la restauration et le second est livreur.

Dans la pièce unique qui les abrite, chacun tente de s’aménager un peu d’intimité. « Certaines nuits, je ne dors pas », confie Ablaye Kane, qui a été régularisé après trois ans de plonge au Solferino, sans que cela ne transforme sa condition sociale. Il est fier de raconter qu’il sait aussi bien faire des crêpes Suzette que des poke bowls au saumon ou des andouillettes. Il aimerait continuer d’évoluer dans le métier, mais ne sait ni lire ni écrire le français. Le patron du Solferino, Sébastien Boudou, apprécie ce personnel « prêt à accepter les difficultés que d’autres ne veulent pas ». Et il se l’explique assez bien : « Ils ont besoin de se nourrir et de faire vivre leur famille, comme mon père avait besoin d’un toit quand il a quitté l’Auvergne pour débarquer à Paris une valise à la main. » C’était un bougnat, une sorte d’immigré de l’intérieur.

Accompagnement ou rejet

Aujourd’hui, Sébastien Boudou peste contre les « gens qui ont découvert l’assurance-chômage et qui en profitent tant qu’ils y ont droit » ou encore contre ceux qui veulent absolument leurs week-ends ou leurs soirées et une vie de famille. Un rythme peu compatible avec celui d’une brasserie, estime-t-il. Encore récemment, il a fallu presser les équipes quand les services ­d’Elisabeth Borne ont demandé au débotté un buffet pour pouvoir réunir une soixantaine de parlementaires de la majorité entre deux séances tardives d’examen de la réforme des retraites à l’Assemblée nationale. Au début, Agnès Boudou, l’épouse du gérant, n’était pas très encline à régulariser la main-d’œuvre sans papiers. Mais lui s’est vite rendu à l’évidence : « On a besoin de ces gens, c’est la vérité. »

A quelques encablures de là, rue de Grenelle, Agathe Vaissière, la patronne du restaurant Le 122, reconnaît avoir elle aussi brièvement hésité quand son plongeur sénégalais lui a annoncé qu’il n’avait pas de papiers. Dans cet établissement chic et raffiné d’une quarantaine de couverts que fréquentent les députés Renaissance Sacha Houlié et Eric Woerth ou le secrétaire national du Parti communiste, Fabien Roussel, la clientèle apprécie une cuisine moderne et méridionale. Quand elle a compris qu’elle se trouvait dans la situation d’employer illégalement un étranger sans titre de séjour, Agathe Vaissière a eu peur. Le 122 était sa première affaire et elle appréhendait de prendre des risques auprès de l’administration, tout comme de s’impliquer en accompagnant son employé, sans avoir la garantie qu’il ­resterait chez elle. Elle s’est finalement lancée dans des démarches fastidieuses et « Doudou » (qui ne souhaite pas donner son nom) est resté au 122. Aujourd’hui, le plongeur « se saigne les veines pour envoyer de l’argent au pays ». Il met même ses week-ends à profit pour faire des extras. Agathe Vaissière sait que sa famille est « très fière », mais, quelque part, elle trouve ça « triste », ces vies de sacrifice.

Guillaume Benard a moins d’états d’âme. La seule fois où il a découvert qu’il faisait travailler un sans-papiers, l’affaire se serait conclue par une rupture conventionnelle. Avec son allure de jeune start-upeur à succès, le patron du Fitzgerald, un restaurant du boulevard de la Tour-Maubourg, dans le 7e arrondissement, qui propose un menu déjeuner à 35 euros et qui compte comme fidèles le président LR Eric Ciotti ou l’ancien ministre de l’intérieur et député européen LR Brice Hortefeux, dit ne plus s’y laisser prendre. Il vérifie scrupuleusement les documents que ses recrues lui présentent. « Les mecs commencent souvent comme plongeurs ou commis, mais on ne peut pas les garder », se justifie-t-il.

Le projet de loi immigration ? Il n’en a pas entendu parler. Depuis la pandémie de Covid-19, l’établissement s’est mis à proposer des repas à emporter et a acquisselon lui, une « super notoriété » sur les plates-formes de livraison. « On n’est pas nombreux sur le créneau haut de gamme, ça cartonne », lance fièrement Guillaume Benard. Une seule chose le gêne, lui qui semble soucieux de l’image de marque de son établissement, c’est quand ses clients croisent en salle les livreurs à deux-roues qui ne savent pas parler français et qui viennent chercher les commandes avec leur sac à dos Stuart ou Deliveroo. « Pour la clientèle, ce n’est pas terrible », remarque-t-il. Sans compter qu’une grande partie d’entre eux sont sans papiers.

Julia Pascual