LE JOURNAL DES PSYCHOLOGUES / MARS 2020 / N°375 67
Diane Prodel, Psychologue
Dans cet article, Diane Prodel s’intéresse au mensonge des jeunes mineurs isolés étrangers. Un public à qui il est souvent reproché de mentir sur leur situation pour pouvoir rester en France. Sont alors remis en question leur minorité, leur parcours migratoire et parfois leur isolement, au pays comme en France. Comment l’équipe éducative tente-t-elle alors de composer, dans la prise en charge, avec cette idée récurrente de mensonge ? Et quel impact ce mensonge, quasi imposé au jeune, a-t-il sur lui ?
IMPACT SUR L’ÉQUIPE
Un thème récurrent dans la MECS (maison d’enfants à caractère social) est la question du mensonge.
« Ces jeunes nous mentent. » Signifiant que les jeunes mentent sur les raisons de leur migration, sur leur âge, situation familiale, etc. Et pourtant, est‐ce à l’éducateur que le jeune ment ou à la France, pays d’accueil ? Pourquoi cette idée de mensonge, qui n’est pas toujours avérée, vient heurter les éducateurs dans leur métier ? Il peut s’agir de l’impression d’avoir été dupé. L’équipe éducative, souvent empreinte d’un fort idéal du prendre soin – fréquente dans les métiers du social –, a alors l’impression de s’être fait berner. Comme si le mensonge venait les toucher au cœur même de leur métier. Leur réaction s’apparentant parfois sur un versant affectif, presque comme un parent qui vient d’apprendre que son enfant lui a menti et a donc trahi sa confiance.
Peut‐être s’agit‐il aussi d’un mécanisme de défense face à l’impuissance des professionnels. Si l’on n’y arrive pas avec ce jeune, c’est parce que cela vient de lui, il nous ment et nous sommes donc dans l’impossibilité de l’aider. Lui reprochant presque de ne pas s’être totalement abandonné à nous. L’équipe peut même projeter sur le jeune un âge supérieur, lui supposer des ressources familiales ou financières qui nous sont inconnues. Cela peut permettre à l’équipe de se déculpabiliser lors d’une difficulté dans la prise en charge, puisqu’elle suppose que le jeune a plus de ressources qu’il ne veut bien lui avouer et qu’il pourra donc se débrouiller sans elle. Ainsi, le mensonge devient un men‐songe où l’imaginaire et les fantasmes des professionnels peuvent devenir fructueux. On projette sur un jeune une vie familiale, une identité tout autre, on le parle et on le rêve.
TRAHISON
« Le sentiment de trahison peut alors marquer la fin brutale d’une nostalgie, celle d’un lien avec un idéal passé. Ce pacte narcissique secret entre deux ou plusieurs personnes serait inscrit dans le paradoxe suivant : l’injonction d’une nostalgie à partager à plusieurs, d’un paradis perdu à ne pas perdre. Il s’agirait de la nostalgie des objets primaires idéalisés, d’un temps révolu dont la perte doit être déniée par l’injonction de l’objet primaire lui-même. Si celle-ci n’était pas déniée, alors des souvenirs douloureux pourraient resurgir. Pour qu’il n’y ait pas ce vécu de trahison, un travail sur la nostalgie, sur l’idéal et sur le deuil devrait pouvoir s’élaborer pour se séparer de ce passé et non pas rompre avec lui. » (Seulin, 2008.) On peut se demander si le sentiment de trahison de l’équipe éducative ne renvoie pas à la symbiose originaire entre l’enfant et la mère durant les premiers mois. Ce moment où le petit enfant s’inscrit dans le désir de la figure maternelle, avant que s’opère cette déchirure structurante où la loi intervient et l’enfant se décale du désir de la figure maternelle pour devenir lui‐même sujet désirant. Cette même symbiose, où les jeunes sont « mignons » à leur arrivée à la mecs, révélant presque alors dans l’après‐coup « leur vraie personnalité », une fois qu’ils ont bien observé et se sont bien intégrés au foyer, selon les éducateurs.
« Il s’ensuit que, sous un certain angle, tout travail d’individuation est une “trahison”, soit trahison de l’individu-père dont il s’agit d’abolir la tyrannie, soit trahison de la masse-mère dont il s’agit de se détacher. » (Scarfone, 1999.) Rappelons que la figure maternelle représente une composante qui est rassurante, contenante auprès de l’enfant et qu’ainsi elle n’est pas forcément incarnée par la mère, mais par toute personne, voire collectif, capable de correspondre à cette position. Ici, l’équipe éducative.
C’est donc peut‐être à cet endroit‐là que quelque chose vient se briser. L’équipe s’aperçoit que l’autre, le jeune, désire ailleurs. Cet autre sur qui elle a projeté ses attentes, parfois le désir d’une renaissance de cet enfant à quila migration « offre une seconde chance », faisant naître par extension du désir imaginaire de l’enfant idéal le désir du jeune migrant idéal. Ce jeune lui mentirait en fait depuis le début. C’est par ailleurs dans la relation avec le jeune migrant que continue de se forger l’image du professionnel par effet miroir. Comment alors se reconnaître en tant que professionnel ? Renvoyant de plus à la nostalgie de cette relation où l’autre paraissait dépendant de lui. Avec peut‐être en plus le côté pervers d’avoir fait croire au professionnel que c’est exactement cette relation de dépendance, de protection et d’abandon à l’autre qu’il cherchait. En effet, il y aurait presque un moule préfabriqué du « petit migrant bon et gentil » : mineur, sans famille sur le territoire, avec de bonnes raisons d’avoir quitté son pays, qui aurait besoin d’être aidé et suivrait toutes les consignes pour s’intégrer le mieux possible. Incorporant presque les règles et la culture française sans trop résister. Ces conditions favorisent alors le sentiment d’utilité et d’aide, souvent recherché dans le métier du social. Ainsi, « le mensonge » des jeunes et le sentiment qui peut en découler dans l’esprit des éducateurs pourraient résulter d’un conflit entre leur travail et leur idéal du travail. « Mentir pour préserver une part d’intime devient l’aveu d’un crime imaginaire. » (Bouchereau, 2014.)
IMPACT SUR LES JEUNES
Beaucoup d’articles traitent la question du mensonge, analysé d’un point de vue psychanalytique, psychopathologique, mais peu d’articles traitent ce genre de mensonge et des conséquences que cela peut avoir sur la structure de la personne.En effet, si l’on admet que certains jeunes peuvent mentir sur leur situation, on a du mal à catégoriser ce mensonge. Ce n’est pas un mensonge lié à la structure psychique de la personne. Ce n’est pas non plus un mensonge blanc, ou « white lie » chez les Anglo‐Saxons, qui vise à ne pas heurter l’autre pour le préserver. C’est presque un mensonge qui leur est imposé d’office. Ils doivent avoir un certain discours pour obtenir ce qu’ils recherchent et s’obligent à se conformer à un certain profil : mineur, sans famille sur le territoire, avec de « bonnes raisons » d’avoir migré, etc. Si l’on met de côté les raisons multiples pour lesquelles les jeunes utilisent le mensonge – parfois la pression familiale qui les mandate et leur possible tentative de réguler la dette de vie (Bydlowsky, 1997 ) qu’ils ont envers leurs parents en répondant à leurs attentes –, on peut se demander quelles sont les conséquences de ce mensonge sur le jeune et sur sa structure psychique. Étant comme obligé de garder son secret afin de protéger son projet, le jeune doit se raconter comme étant quelqu’un qui lui est peut‐être fondamentalement différent. Ce n’est pas rien de devoir faire croire à tout le monde que ses parents sont morts alors qu’ils ne le sont pas, ou encore de se présenter comme étant un jeune avec un âge différent de son âge réel. Si l’hypothèse, les rumeurs, supposent que les jeunes sont en fait plus vieux que ce qu’ils racontent, on peutse demander quel impact cela peut avoir pour un jeune de 22 ans, par exemple, de se présentersans cesse comme un jeune de 16 ans. J’ai été assez étonnée du décalage qu’il pouvait y avoir parfois entre l’apparence du jeune que je recevais et les photos qu’il pouvait me montrer de lui lorsqu’il était « au pays », j’ai pu avoir l’impression étrange d’une certaine« régression physique », les jeunes apparaissant comme physiquement plus jeunes en réalité que sur les photos. L’air plus juvénile qu’ils avaient face à moi, qui pour autant semblait provoqué de façon volontaire, me questionnait donc sur l’image qu’ils pouvaient avoir d’eux‐mêmes. Est‐ce que ces jeunes, à force de se présenter comme ce double qu’ils ont créé, ne finiraient pas par croire à cette nouvelle identité et à s’y conformer ? Comment les jeunes migrants traversent l’adolescence occidentale, adolescence qui d’un point de vue anthropologique ne se retrouverait pas forcément dans toutes les cultures (Mead, 1935) ? Est‐ce alors par la projection de nos représentations françaises de l’adolescence sur ces jeunes, que certains semblent en passer par des phases adolescentes ? Ou est‐ce la façon que nous avons de mettre du symbolique à leur agir qui les place dans la case adolescent ?Une des composantes appartenant à la personnalité des jeunes et se trouvant parfois modifiée concerne leur date de naissance. En effet, celle‐ci est souvent changée de façon volontaire, ou non. Certaines dates de naissance ne figurant pas sur les actes de naissance des jeunes, il faut alors déterminer une date pour les papiers français, le plus souvent le 1er janvier de l’année. Au moment des anniversaires des jeunes, certains s’y perdent, s’embrouillent dans leur date, ne veulent pas le fêter. L’anniversaire renvoie par ailleurs à quelque chose de très intime : l’entrée dans le monde, par le biais de la mère qui est parfois terriblement regrettée. Par ailleurs, c’est cet anniversaire qui déterminele sursis avant la majorité parfois redoutée. Cet anniversaire qui, après avoir acté une première fois la séparation entre le bébé et sa mère, va acter la séparation entre le jeuneet sa culture maternelle. Quel intérêt alors de fêter cet anniversaire qui parfois n’est pas le vrai, avec une famille absente, et qui plus est en France où leurs jours sont presque comptés avant d’avoir le verdict final : rester sur le territoire ou le quitter ? Cette apparente régression pourrait également faire écho non pas à la posture du migrant qui se conforme inconsciemment à sa nouvelle identité qu’il s’est formée, mais à sa situation de post‐migration. Martin Reca a pu observer un phénomène de régression chez les migrants au moment de leur arrivée dans le pays d’accueil. Les nombreuses pertes auxquelles ils font face font réapparaître des mécanismes de défense plus archaïques. « Le “spectre dépressif” peut être plutôt un tableau régressif. L’inconnu et l’incertitude du “projet” peuvent faire en sorte que le migrant, une fois arrivé, se sente dans une situation de détresse, d’insécurité et d’inhibition. La régression temporelle (petit enfant ayant perdu ses objets secourables) aussi bien que topique (ce même petit enfant ayant perdu ses capacités moïques) peut prendre le dessus de manière plus ou moins durable. » (Reca, 2015.)
CONFUSION IDENTITAIRE
Les personnes en situation de migration se voient rejouer tout un processus de reconstruction identitaire, très étudié par Marie Rose Moro et Charles Di (2008). Comment le sujet allie la culture de son pays maternel et la culture de son pays d’accueil, etc. Ce réaménagement est non sans peine ni difficulté. Aussi, on peut se demander comment les jeunes arrivent à composer lorsqu’en plus dans la construction identitaire figure « ce mensonge », cette identité fabriquée à laquelle ils doivent correspondre. Le mensonge ne doit surtout pas être repéré et détecté par l’autre. Aussi, le meilleur moyen de ne pas se faire découvrir peut être le fait de se mentir à soi‐même, se persuader, quitte à s’y perdre. On peut également observer, face à cette perte d’identité, que certains jeunes – pour faire parade peut‐être à l’oublià long terme de leur identité – tentent de l’inscrire quelque part. Nous avons pu nous étonner de voir certains profils que les jeunes avaient créés sur les réseaux sociaux. Date
de naissance différente, anciennes photos, etc. Provoquant alors chez l’équipe l’incompréhension, conseillant aux jeunes de faire attention à ce qu’ils postent sur les réseaux sociaux, car cela pourrait être utilisé en leur défaveur. Et, en même temps, cet acte presque manqué n’aurait‐il pas une autre utilité ? Comme s’il s’agissait pour eux de laisser des traces, notamment sur les réseaux sociaux, à défaut d’avoir une« carte d’identité » représentative de leur identité. Aussi, la situation révèle un paradoxe où, en général, les réseaux sociaux reflètent le faux, ce que l’on veut donner à voir aux autres, mais ici certains jeunes s’en servent au contraire pour laisser au moins une trace du vrai.
LE MENSONGE POUR SE DÉCALER DU DÉSIR DE L’AUTRE, DU PROFESSIONNEL, DE LA FRANCE
« Mais le sujet ne veut pas être à la disposition de l’Autre : le mensonge donne à la fois la possibilité et le sentiment de maintenir un lien à l’Autre tout en en se dérobant à lui. Et lorsque le pot aux roses est découvert, le conflit qui en résulte, certes, peut conduire à une rupture radicale, mais souvent à une intrigue dont le sujet souffre et jouit… » (Sauret, 2008.)
De façon générale, tromper l’autre peut être source de plaisir pour certains sujets qui en retirent la jouissance d’être dans une place de toute‐puissance. Face au mensonge qu’ils s’imposent s’offre alors à eux la possibilité d’en tirer des bénéfices secondaires ou non, choix empreint de leur construction psychique. Aussi, nous pouvons nous demander si certains jeunes ne souffrent pas, de ce fait, de « trahir » l’équipe éducative, sans en avoir pour autant l’intention. Certains jeunes se sentent obligés de mentir aux éducateurs sur leur identité afin de préserver leur secret, néanmoins les éducateurs incarnent pour eux des objets aimés, ce qui entraîne un conflit psychique de loyauté inconscient. Les jeunes tentent alors de se conformer à leur identité officielle afin de faire l’économie psychique d’un sentiment de trahison.
IDENTIFICATION À UN INDIVIDU EN DÉTRESSE
Normalement, le mensonge peut être un moyen pour le sujet de faire face à une réalité trop douloureuse et par exemple redorer son ego, s’octroyer des qualités qu’il n’a pas. Aussi, cette «occasion » de mensonge pourrait être un moyen de laisser place à la créativité du jeune. Seulement, les limites de son mensonge sont déjà bien établies. Pour rester en France, le jeune doit être dans le besoin et le prouver. Aussi cela restreint la créativité de leur nouvelle identité. Ils doivent s’identifier à un jeune qui doit être protégé, image parfois amplifiée de notre part, par ce que nous projetons sur eux de ce que signifie chez nous être un adolescent. « C’est le mensonge comme trahison de la donnée historique, mais c’est aussi sa réécriture, et c’est autour de la possibilité d’une telle opération que se déroule tout le travail thérapeutique, dans la tentative d’élargir le réseau signifiant dans lequel le sujet est inscrit, la construction théorique dont il est prisonnier, la grille conceptuelle qui lui opacifie le monde, mais qui lui permet en même temps de voir le monde. » (Balsamo, 2016.) Aussi revient souvent dans le discours de l’équipe l’impression que les jeunes sont inscrits dans une passivité,voire dans une position victimaire. Comment alors élargir le réseau de signifiants dans lequel le sujet s’est emprisonné lui‐même, lorsque l’on attend de lui d’être précisément dans cette place ? Comment l’aider à se décaler de cette place de victime alors qu’il se sent obligé de s’y conformer pour avoir le droit de rester ? Cette construction de son vécu historique est actée sur un document officiel, et sa position sera d’ailleurs peut‐être reconnue à ses 18 ans.
LE MENSONGE COMME PROCESSUS D’INDIVIDUATION
Maurizio Balsamo écrit ainsi : « Le mensonge, pour un enfant, constitue un moment inaugural des processus d’individuation, le moment où il arrive à créer un espace secret et donc un droit à la pensée, un droit à des pensées qui lui appartiennent totalement, même si celles-ci ne sont que la réponse aux pensées de ceux qui ont pris soin de lui : le secret constitue la pré-condition pour le droit à penser, à exister. » (Balsamo, 2016.) N’est‐ce pas l’inverse que la société française demande aux migrants ? Dire toute « la vérité » sur leur histoire, se dévoiler complètement au risque d’être rejeté ?
Le droit de mentir et d’avoir des secrets
« Selon cette ligne de pensée, l’intime est ce qui se construit seulement si le sujet a pu faire l’expérience de refuser aux autres le droit à l’accès à ce qu’il pense, à ce qu’il vit, à ce qu’il imagine. » (Balsamo, 2016.) On peut imaginer la violence qui est imposée au jeune de dire la vérité, de se montrer nu historiquement devant quelqu’un qu’il ne connaît pas. Avec, en plus, le paradoxe de demander à quelqu’un de décrire objectivement sa vie. Qui en serait par ailleurs capable, d’autant plus à l’âge précisément de l’adolescence ?« Si le mensonge permet de contester notre réalité en la transformant, il est un moyen tout aussi efficace de la préserver en l’isolant de la curiosité d’autrui. En effet, le mensonge peut agir comme une frontière dressée entre l’intérieur et l’extérieur, entre le dedans et le dehors. Le mensonge comme frontière vient s’opposer à l’intrusion du regard d’autrui sur notre intimité, il s’érige en garant du secret de nos vies, et donc, d’une certaine manière, en garant de notre liberté. » (Bouchereau, 2014.) Le mensonge peut ainsi être une façon pour l’individu de mettre l’autre à distance, de se protéger de son intrusion, de se protéger de l’intrusion de la société française. « Car, disons-le, la transparence totale est maltraitante, elle est anxiogène. Parce que plus rien ne nous appartient en propre, elle nous rend fragiles et manipulables. Elle nous soumet au pouvoir de l’autre, celui qui nous déshabille et qui sait » (Bouchereau, 2014).
« En donnant la possibilité à l’homme de décrire le réel, le langage lui a aussi donné le pouvoir de le trahir. Et comme la réalité n’est pas toujours aussi belle qu’on le souhaiterait et qu’elle est parfois même très difficile à supporter, voire clairement cruelle, c’est tout naturellement que nous avons appris à l’apaiser par la parole, même si nous devonspour cela la transformer un peu. D’ailleurs, très tôt dans son développement, l’enfant s’aperçoit que mentir permet d’atténuer et d’enjoliver le réel. Il saisit que le langage lui permet de donner une forme plus acceptable à ce qu’il vit en l’ajustant à ses désirs. Il façonne certaines descriptions du réel puis les partage avec les autres afin de se soutenir narcissiquement de cette pseudo-réalité. Cette falsification du réel sert un moi encore fragile, elle participe à la construction identitaire. » (Bouchereau, 2014.) Aussi, mentir peut être une façon pour le sujet d’atténuer la douleur d’un choc émotionnel. Xavier Bouchereau prenait l’exemple des enfants qui avaient des parents maltraitants, mais qui, pour éviter une réalité trop douloureuse, les transformaient en une image de parents aimants et doux. Ce décalage entre la réalité du sujet et le réel est donc presque impossible pour le jeune en situation de migration. Il devrait retransmettre les événements qui ont pu être traumatisants, sans modifier l’histoire, afin d’avoir plus de chance de pouvoir rester, quitte à faire une croix sur une économie psychique dont il aurait pu bénéficier. Cela questionne donc les conditions d’accueil de ces jeunes. Par ailleurs, si un sujet enjolive sa vie passée, cela veut‐il dire pour autant qu’il était réellement heureux là‐bas ou qu’au contraire il cache une vérité trop douloureuse ? Pour autant, ce type de mensonge dans les conditions d’accueil est‐il envisagé ? On remet souvent en doute les propos des jeunes quant aux souffrances subies, mais est‐ce que les propos des jeunes sont questionnés et interrogés, lorsque leur histoire semble trop lisse, ou trop heureuse ? La société française demande à voir presque les cicatrices chez les migrants en gage de laissez‐passer, mais ne fermerait‐elle pas les yeux sur tout ce qui est non dit ?
SOCIÉTÉ PARADOXALE, QUI PRÔNE ET CRITIQUE LE MENSONGE
Nous vivons dans une société où le mensonge fait vendre et est idéalisé. Il n’y a qu’à voir sur les réseaux sociaux toutes les photos que les gens publient pour montrer,et peut‐être là aussi, s’auto‐persuader qu’ils sont heureux. Un monde de l’apparence où l’individu fait face à beaucoup de pressions pour être heureux, aussi bien dans le domaine public que privé (Ehrenberg, 2000). Et, en même temps, ce mot « mensonge » renvoie au sentiment de trahison, au fait d’avoir été dupé. Si l’on tape le mot « mensonge » sur Google image, on trouve des dictons tels que « je préfère une vérité qui fait mal à un mensonge qui fait du bien », « ce n’est pas ton mensonge qui est douloureux, c’est le fait que je ne pourrai plus jamais te croire ! », « lorsque je découvre que certaines personnes ne sont pas sincères avec moi, je ne fais rien de spécial. Je m’en éloigne tout simplement », « vérité = courage, mensonge = lâcheté », « si la vérité blesse, le mensonge tue ».Nous revenons ici aux conséquences un peu perverses où la personne pensait que son interlocuteur s’était inscrit dans son désir, était en symbiose, pour en fait s’apercevoir que l’autre en était décalé. Même si l’on ne peut pas dire que le jeune entre forcément dans cette stratégie perverse, le cadre établi par la loi l’y pose forcément. Finalement, l’individu ne veut‐il pas inconsciemment qu’on lui mente jusqu’à ce qu’il ait une preuve concrète de la supercherie ?« La logique de transparence dans laquelle notre société s’enfonce en toute bonne foi et au nom d’une évidence morale est en réalité profondément dangereuse et injuste, elle est paranoïaque et structurellement totalitaire. M. Foucault l’avait compris. Et nous pouvons légitimement nous poser la question si le mensonge n’est pas le seul remède à cette transparence morbide, si mentir n’est parfois pas le seul recours face à cette volonté de savoir l’intime qui s’abat sur nos vies si, quelquefois, la liberté et le respect ne sont pas paradoxalement du côté du mensonge et non du côté d’une vérité prétendue absolue. Le débat mérite en tout cas d’être posé. » (Bouchereau, 2014.)
BIBLIOGRAPHIE
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Sauret M.-J., 2008, « La nécessité du mensonge », interview organisée par le grep Midi‐Pyrénées en partenariat avec la tnt, Parcours 2008‐2009.
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