Conflit des cultures dans la constitution de soi

L’apport de l’approche ethnopsychiatrique

Charles DiMarie Rose Moro , dans Informations sociales 2008/1 (n° 145), pages 16 à 24

Vivre au-delà de ses propres frontières oblige à des réaménagements de tous ordres : culturels, psychiques et symboliques. La nécessité de se distancier du passé et celle de s’inscrire dans le présent pour s’intégrer fragilisent les personnes. Quelles ressources internes et externes ces dernières sont-elles alors capables de mobiliser ?

En situation de migration, au carrefour des cultures, il est exigé de l’individu des réajustements et des réaménagements de soi. De nos jours, de plus en plus de gens quittent leur pays, leur milieu de vie, leur culture. En partant de chez eux, ils s’éloignent de leur façon de penser, d’être et de faire. Ils vont à la rencontre d’autres représentations du monde, d’autres systèmes de croyance et de valeurs. Mais ce passage d’un univers à un autre se fait-il sans heurt ? À quoi s’exposent ceux qui migrent ? Et, en écho, comment ceux qui les reçoivent sont-ils sollicités ? Comment se traduit cette rencontre dans les interactions, dans les comportements des individus et dans les processus psychiques sous-jacents ? L’altérité culturelle produit des possibilités de réponses infinies. Nous les examinerons ici du point de vue de l’ethnopsychanalyse, dans sa double approche à partir de l’anthropologie et de la psychanalyse (Moro, 1998).

La culture, du particulier à l’universel

Les ethnologues nous ont appris que l’homme est un être de culture (Róheim, 1943). “Il n’y a pas de société ni même d’individu « inculte »”, (“uncultured’’, sans culture), notait Linton (1977, p. 32). De ce point de vue, la culture est universelle, non pas au sens où elle serait la même partout, mais au sens où tout homme en est issu, comme il parle une langue. On se trouve là en face de la dialectique de l’un et du multiple, de l’universel et du particulier. Qu’est-ce qui est universel et qu’est-ce qui est particulier dans la culture ?

Lévi-Strauss (1947), étudiant la notion d’inceste, montre que la prohibition de relations sexuelles dans une parentèle est un fait commun aux sociétés humaines, dans l’état toutefois des observations anthropologiques. En revanche, la détermination de liens de parenté qui concernent cet interdit varie d’une société à une autre, d’une culture à une autre, d’une ethnie à une autre. En effet, “l’interdiction du mariage entre proches parents peut avoir un champ d’application variable selon la façon dont chaque groupe définit ce qu’il entend par proche parent ; mais […] cette interdiction […] est toujours présente dans n’importe quel groupe social” (p. 10). On pourrait faire le parallèle (Moro, 2007) avec l’amour que l’on porte aux enfants. Sentiment universellement partagé et vécu de manière différente.

Si le principe est universel, les applications pratiques sont relatives. Chaque culture place et déplace ses normes et ses valeurs. Ces particularités qui témoignent tout autant de l’universalité de la culture sont d’ailleurs bien connues du sens commun. Ne dit-on pas communément : “À Rome, il faut faire comme les Romains” ? Mais que cela implique-t-il pour un individu d’être dans un univers culturel autre, en situation transculturelle ?

La diversité des cultures

Nous trouvons presque autant de définitions de la culture que d’auteurs (Moro, 1994). L’anthropologue américain Ralph Linton (1977, p. 33) explique cette diversité par le fait que chacune des définitions est fonction de l’angle adopté. Nous nous référons à J. P. Lederach (1995, p. 9). La culture est perçue, selon lui, comme un ensemble de connaissances : des schèmes de comportements et de pensée créés et partagés par un ensemble de personnes pour percevoir, interpréter, exprimer et répondre aux réalités sociales autour d’elles. Selon Kaës et al. (1998), “la culture est, à ce niveau interne, l’ensemble des dispositifs de représentations symboliques dispensateurs de sens et d’identité, et à ce titre organisateurs de la permanence d’un ensemble humain, [des] processus de transmission et de transformation. Elle comporte nécessairement un dispositif d’auto-représentation, qui implique la représentation de ce qui n’est pas elle, de ce qui lui est étranger, ou de ce qui lui est attribué” (p. 1).

La culture apparaît alors comme un ensemble plus ou moins partagé de savoirs, savoir-faire et savoir être, relatif à un univers culturel. Ces modèles partagés identifient les membres d’un groupe culturel, en les distinguant d’un autre groupe.

La culture est acquise, apprise. Elle est intériorisée. De ce fait, elle structure et détermine le comportement de l’individu. Elle lui fournit une grille de lecture et de décodage de la réalité sociale. Comme le dit Linton : “La culture en tant qu’ensemble fournit aux membres de toute société un guide indispensable pour toutes les circonstances de la vie” (1977, p. 23). En tant que telle, elle met à sa disposition des schèmes comportementaux d’adaptation en lien avec un environnement particulier.

Souffrance identitaire et différence culturelle

La migration introduit une série de discontinuités entre les modèles de comportements appris et l’environnement dans lequel on se trouve.

Vivre dans son milieu culturel n’est pas un état de fait ordinaire et naturel, même si cela paraît spontané. C’est un processus qui s’étaye sur un univers de signifiants, à partir d’un environnement humain et institutionnel donné. La migration introduit une série de discontinuités et de dysfonctionnements qui rend difficile le déploiement de ce processus. Elle fait émerger de nouvelles exigences. Le migrant se trouve dans un monde dont il ignore les codes. Il est parfois partagé entre la culture de dedans et la culture de dehors, pour emprunter à T. Nathan (2001, p. 33). Cela souligne la question du sujet dans un contexte de différence culturelle.

Du point de vue de la psychanalyse, l’analyse de Kaës et al. (1998) part du concept de différence dans l’œuvre même de Freud, où il est parfois associé à celui de l’étranger, souvent lié aux sentiments de déplaisir et d’hostilité. Notamment lorsque Freud évoque le narcissisme des “petites différences”. Kaës souligne plusieurs effets négatifs de la différence : le déplaisir, lié à la confrontation au “non-moi” assimilé ici au “non-bon”, source de “non-plaisir” ; la souffrance qui tient au “non-lien”, à la séparation qui se traduit en termes d’éloignement par rapport au corps maternel ; l’expérience de la différence, celle de l’altérité, du “non-le même” ; enfin le désagrément et la souffrance du “non-nous”.

Ainsi, “les représentations et les affects associés à ces expériences de la différence sont d’abord marqués d’un signe négatif” (p. 10). La différence dans la réalité psychique est marquée, dans un premier temps, par la violence fondamentale de rejet et d’exclusion. Ce n’est que dans un second temps qu’émerge une tentative complémentaire et opposée de traiter les effets négatifs de cette violence, soit en s’appuyant sur ce qui est semblable, identique au moi, et donc positif, soit par un travail d’élaboration par la pensée. Au regard de ce qui précède, “la rencontre des cultures est violence à cause des enjeux dans l’identité de ses sujets” (p. 47). Dans ces conditions, quelle est la démarche adoptée par le migrant ?

Postures adaptatives et subjectives en migration

Mal outillé face à un univers culturel dont il ne partage ni la tradition, ni les représentations, ni les valeurs, piégé dans un clivage procédant du traumatisme migratoire et parfois pris dans des conflits entre les logiques culturelles du pays d’où l’on vient et celles du pays d’accueil, l’individu doit inventer des façons de faire pour se tenir debout et rester intègre.

Différentes postures subjectives rendent compte de cette situation. Ainsi, Douville et Galap (1999, p. 4-5) envisagent trois postures possibles pour le sujet : se replier sur une origine empreinte de nostalgie, tendre à l’assimilation par identification au majoritaire, articuler les éléments issus des différentes cultures. On retrouve ces modalités adaptatives chez Khoa et Van Deusen (1981). Ces derniers parlent de modèle conservateur, de modèle assimilatif et de modèle biculturel. Plus récemment et dans la même optique, Métraux (2003) ajoutait à ces positions et par rapport aux adolescents, la possibilité du rejet des deux cultures.

Tous les travaux des chercheurs le montrent (Baubet et Moro, 2003, p. 142), l’inscription dans le pays d’accueil est un processus complexe qui nécessite du temps et une élaboration.

Risque psychopathologique

Dans une perspective psychanalytique, L. Grinberg et R. Grinberg (1986) ont décrit comment, afin de tenter d’échapper aux tiraillements psychiques inhérents à toute migration et de se protéger contre ces émotions pénibles, les gens ont recours à la “dissociation pour ne pas avoir à évoquer – de façon désespérée – les pertes subies : les parents aimés, les amis de toujours, les rues de sa ville ou le village, les multiples objets quotidiens auxquels [ils ont] été attaché[s] affectivement, etc.” (p. 20). À la dévalorisation de cette perte s’ajoute le dénigrement du familier et du connu, et, en même temps, l’admiration exagérée du nouveau monde. Ce qui vise à nier l’angoisse et la culpabilité inhérentes à la migration.

Le lieu d’origine peut être évoqué avec nostalgie. Il est magnifié. Et la terre d’accueil caricaturée comme un monde persécuteur. Se situer à bonne distance de ces deux pôles semble la condition de l’équilibre. “Cependant en cas d’échec de la dissociation, l’angoisse confusionnelle surgit inexorablement avec toutes ses conséquences redoutées : on ne sait plus qui est l’ami ni qui est l’ennemi, où l’on peut triompher ni où l’on peut échouer, ni comment différencier l’utile du préjudiciable, l’amour de la haine, la vie de la mort” (p. 21).

Le sujet est pris dans une sorte de vertige existentiel. Dans cette possible confusion, on peut observer chez les individus une tendance à trouver les événements plus graves, plus agressifs qu’ils ne le sont en réalité. C’est ce que nous explorons avec l’idée de sensibilité spécifique des migrants. On observe soit une hypersensibilité, soit une hypo-sensibilité. Dans le premier cas, le sujet est épidermique et très irritable. La moindre chose lui semble dramatique et/ou persécutrice. Dans le second cas, le flegme, la torpeur, la léthargie semblent dominer sa personne. L’alternance de ces états est possible. On rapprocherait cette sensibilité particulière de celle du nouveau-né, ou de celle d’un animal en mue. C’est une situation de grande vulnérabilité, de risque. Mais il existe aussi d’autres mécanismes, ceux-là libérateurs et créatifs.

Du risque transculturel au métissage

Hors de son cadre culturel, le sujet est exposé à ce que nous appelons un risque transculturel. “Les référentiels ne sont plus les mêmes, les catégories utilisées non plus, tous les repères vacillent” (Moro, 1998, p. 90). À la possible douleur de la désaffiliation à ses groupes antérieurs s’ajoutent pour l’individu les difficultés d’affiliation aux nouveaux groupes dans le pays d’accueil : les discriminations, le racisme, la difficulté de trouver un emploi et un logement, la précarité, les difficultés d’expression dues à la langue, la difficulté d’anticiper, l’angoisse permanente de ne pas savoir adopter des attitudes idoines aux situations, même les plus banales. La perte du cadre culturel familier entraîne une carence d’étayage et une perte de confiance dans sa propre matrice d’interprétation des pensées, des sensations, des éprouvés corporels (Moro, 1998). Autant de situations qui rendent possibles les mécanismes de confusion dans l’exil.

Ainsi, s’appuyant sur son propre cas de migration aux États-Unis, Margaret Mahler (1978) attire l’attention sur le fait qu’une situation de risque peut désorienter un individu, mais elle peut aussi l’aiguillonner et affûter son esprit. Possibilité de régression ou d’inhibition, mais stimulation éventuelle des potentialités créatrices. Quoi qu’il en soit, au contact d’une autre culture, le sujet se transforme, devient métis, apprend à se séparer et à trouver sa propre position.

Le métissage n’est pas une simple affaire d’adaptation à un nouvel univers culturel, comme l’ont souligné Baubet et Moro. Au creuset des cultures, c’est la question de l’identité de soi qui se trouve posée. Elle procède des vicissitudes d’une élaboration complexe impliquant les deuils, l’incorporation progressive des éléments de la culture d’accueil, les compromis qui en résultent. Ces processus aboutissent à une réduction progressive du clivage entre les différentes cultures en présence. Ils établissent des passerelles et des ponts entre les univers culturels, laissant la possibilité au sujet d’habiter et d’être habité par les différentes cultures, de passer d’un référent culturel à un autre.

Le métissage qui résulte de la rencontre des cultures, observable au niveau du sujet, touche aussi la société d’accueil avec sa culture et ses institutions. Cette société d’accueil peut tout autant faciliter le métissage de l’individu, comme elle peut l’entraver. Comment se garder des pièges de l’ethnocentrisme ? G. Devereux (1970) recommandait d’accorder le même statut éthique et épistémologique aux productions culturelles de quelque nature qu’elles soient.

La notion de métissage invite à se méfier de l’ethnocentrisme. Elle exige du décentrage, l’acceptation de l’altérité et la coconstruction d’un sens partagé des événements et des choses. Sans ces préceptes de la rencontre des cultures, il n’en résulte que souffrance du moi, souffrance des identités, comme le montre le cas clinique suivant.

Histoire de Jean, un enfant camerounais

Mme Alima d’origine camerounaise, a élevé ses quatre enfants, ainsi que Jean, le fils de sa fille, âgé de 11 ans. L’enfant est né au pays et est arrivé en France à l’âge de 8 ans. La grand-mère était régulièrement appelée à l’école pour des difficultés scolaires et pour des conduites agressives de Jean envers ses camarades et des attitudes d’opposition rigide face aux enseignants. Elle devait, à chaque fois, quitter son travail. Un jour, elle a de nouveau été appelée. Elle est arrivée et a demandé à Jean d’exécuter l’ordre qui lui avait été donné. Il n’en a pas fait cas. Et dans un élan de colère mélangée à la honte, elle lui a donné une claque. Mais à son insu, la directrice et la maîtresse ont appelé la police, la décrivant comme extrêmement violente, au point où la police est venue la chercher en la menottant devant tout le monde et devant l’enfant. Le corollaire a été le placement de l’enfant.

Le placement a eu des effets désastreux. Les professionnels n’étaient pas satisfaits, la grand-mère était très malheureuse. L’enfant épuisait tous les lieux de placement, sa scolarité était perturbée. Il devenait de plus en plus agressif, jusqu’au moment où une consultation transculturelle a été proposée.

Ce travail a permis de mettre en lumière et en lien la complexité des processus psychiques opérant dans les réaménagements du moi, au carrefour des cultures. L’enfant empruntait à la culture d’origine de ses parents, mais aussi à la culture du pays d’accueil, toutes deux assez floues pour lui. En fait, sa famille vient d’une ethnie du Cameroun réputée pour son opiniâtreté et même sa témérité. Ce caractère se retrouve aussi bien chez les adultes que chez les enfants. Chez ces derniers, il est plus ou moins contenu dans le pays d’origine par l’environnement socio-éducatif. Mais ici, l’enfant s’est trouvé dans un environnement qui lui laissait une grande liberté et qui l’a transformé. Comme le souligne Kaës, “ces transformations ont pour effet d’accentuer la tendance anomique et corrélativement la déstructuration psychologique : elle renforce au niveau collectif comme au niveau individuel les identités imaginaires, illusoires et ségrégatives” (p. 16).

Au regard de ce qui précède, la rencontre de l’altérité pose ainsi la question des modalités de réaménagement de soi, qui tiennent tout autant du sujet pris entre les cultures que de la société d’accueil. Une bonne partie de ces difficultés peut être soulagée si le sujet fait des rencontres l’introduisant dans le nouveau monde à petite dose. Ces difficultés ne signifient pas que les hommes n’ont rien en commun, vivent sans fenêtres ouvertes sur l’altérité. Nous ne partageons pas l’illusion qui voudrait que la vérité du sujet soit contenue dans la culture des parents, et qu’en dehors de cette culture, il n’y ait qu’acculturation stérile – “position qui nie l’universalité psychique en présupposant l’altérité opaque et les cultures antinomiques” (Moro, 2004, p. 33). Nous pensons que tout migrant devient un métis culturel. Il est habité par plusieurs univers, plusieurs systèmes de valeurs, de croyances et de logiques. Il apporte aussi à la société d’accueil d’autres façons de faire et d’être. Un véritable enrichissement du patrimoine de l’humanité. Et tout l’enjeu de l’inévitable métissage dialectique invite à faire un judicieux usage de l’apport de l’altérité, par l’établissement de passerelles en lieu et place des logiques de rejet et d’exclusion du différent, en l’occurrence culturel. Le métissage peut aider à sortir du malentendu !

Note

  • Soulignons que la notion d’individu, sémantiquement voisine de celle de sujet avec laquelle elle ne se confond cependant pas, a été explorée par plusieurs disciplines comme l’ethnologie avec Lévi-Strauss, la sociologie avec Louis Dumont, et la philosophie. En psychanalyse, Freud emploi le terme d’individu (Einzeln), dans Le malaise dans la culture (1930, [1929]), en rapport de lien ou d’opposition à la culture. Dans L’inconscient (1915), il utilise la notion de sujet en opposition avec l’objet et le monde extérieur. C’est dans ces acceptions que nous utiliserons ces termes. Néanmoins, la notion de sujet est étroitement liée à la conscience qui est une faculté de l’individu, d’une part. Et d’autre part, une culture étrangère peut bien être un objet ou un monde extérieur.

Mis en ligne sur Cairn.info le 30/04/2008

https://doi.org/10.3917/inso.145.0016