Accueillir sans contrepartie

Article de Déborah Caetano, Juliette Krassilchik, Adèle Legros

Centre Primo Levi

« Mémoires » 2021/2 N° 81 pages 12 à 13

DOSSIER

Accueillir sans contrepartie

Par Déborah Caetano, Juliette Krassilchik et Adèle Legros

Comment se positionnent l’institution, d’une part, et les personnes chargées de l’accueil, d’autre part, face aux patients, éventuellement placés dans une position de redevabilité ?

L’accueil a une place centrale au Centre Primo Levi. C’est grâce à cet espace convivial que le premier lien à l’institution s’établit. Cette relation, différente de ce qui peut être noué au sein des consultations, amène une autre parole. Il arrive que les patients disent : « Sans vous, je ne m’en serais pas sorti, je serais devenu fou… » Ils se sentent reconnaissants, voire redevables, de ce que l’équipe leur a apporté. Certains se demandent ce qu’ils doivent en retour. Ce questionnement peut être mis en lien avec l’absence de paiement qui est susceptible de renforcer leur sentiment de redevabilité.

Pour témoigner leur reconnaissance, ils offrent de nombreux cadeaux, parfois à l’ensemble de l’équipe (sous forme d’énormes gâteaux, de plats, de dons d’autant plus importants qu’ils disposent de peu et que leurs conditions sont précaires), parfois très personnalisés.

Déborah, responsable du service Accueil, se souvient : « Un jour, une patiente m’a dit qu’elle avait pensé à moi et m’a ramené un cadeau. Elle a sorti de son sac un petit paquet qu’elle m’a tendu. J’ai découvert des boucles d’oreilles aux couleurs ethniques avec un bracelet assorti. C’était exactement le genre de bijoux que j’aime, dans les couleurs qui me siéent. Je l’ai remerciée chaleureusement en lui signifiant que si j’étais rentrée dans ce magasin, c’est ce que j’aurais choisi. Elle m’a regardé les yeux brillants et m’a dit d’un ton tout à fait évident : “Mais je savais, j’ai pensé à toi”… »

Pour d’autres, offrir tend à signifier une manière de « faire famille ». C’est ce que rapporte Juliette, chargée d’accueil : « Monsieur T. a décidé d’offrir un t-shirt aux femmes qui l’accompagnent au centre (accueillantes, médecin, juriste, assistante sociale). Il l’annonce et s’enquiert de la taille de chacune : “Vous, c’est M, non ?” Intriguée, puis amusée, je me retrouve à répondre à cette question qui aurait pu être embarrassante dans un contexte professionnel, mais qui prend ici une tout autre dimension. Monsieur T. a le souci de bien faire, de personnaliser ses cadeaux, de ne pas se tromper dans les modèles qu’il s’apprête à commander. Pour lui, ce cadeau symbolise une reconnaissance du lien. »

Au-delà des dons matériels, les patients offrent aussi leur confiance en déposant leur histoire. « Selon le contexte, il m’arrive en entretien d’accueil de les en remercier », rapporte Déborah. Cette confiance peut aussi venir avec les mois, les années, et sera déterminante dans le rapport entre les patients et l’équipe. La confiance n’est pas un dû. Certains patients disent avoir peur d’être jugés… alors que c’est bien le dernier positionnement que nous souhaitons avoir.

Un accueil sans attente de contrepartie

Ne pas attendre de contrepartie de la part des patients fait partie du « care ». Cette notion a une place centrale au Centre Primo Levi, en particulier dans la fonction d’accueil. Notre société de désaccueil place ces personnes en situation de dette. Elles doivent constamment justifier de leur identité, par exemple. Nous avons à cœur de ne pas reproduire cette violence institutionnelle et de proposer un autre rapport. « Ça peut surprendre certains patients », témoigne Adèle, chargée d’accueil. « Un jour, une patiente m’a présenté son récépissé lorsque je lui déposais du matériel informatique que nous avions récupéré grâce à un partenariat avec Emmaüs Connect. Elle n’avait pourtant rien à me justifier ! »

Ne pas reproduire cette violence demande à se dégager d’une forme de toute-puissance : « La personne n’a pas à se plier en quatre pour nous remercier, précise Déborah. Je n’ai pas envie de créer une dette morale. Il faut parfois resituer les choses et rappeler que c’est notre travail. C’est aussi grâce à eux qu’un statut de réfugié a pu être obtenu ou un emploi trouvé. Pour cette raison, il peut arriver qu’un cadeau soit gênant, mais pour ma part, je considère que ce serait un manque de considération que de ne pas les accepter. Il n’y a de dû ou de dette dans aucun des deux sens. Parfois, un patient vient exiger un rendez-vous ou une aide pour financer ses titres de transport, comme si c’était un dû. Dans ce cas, nous rappelons le cadre d’action et nous examinons en équipe et au cas par cas ces demandes. »

8Pour Juliette, le premier accueil est sans contrepartie, mais le suivi qui s’engage ensuite, non. L’aide n’est pas inconditionnelle. Elle suppose un engagement dans le soin, qui n’agit qu’au prix d’une volonté, d’un désir, d’un mouvement mutuel (clinicien/patient). Une certaine réciprocité doit alors être à l’œuvre : « L’aide mensuelle au transport est attribuée selon des critères sociaux et administratifs. Nous la donnons en espèces à l’accueil à certains patients sans ressources pour financer l’achat de leur carte Navigo. Cette prise en charge est conditionnée à une certaine assiduité du patient. Elle vient en soutien au travail clinique, pour permettre au patient de venir régulièrement à ses rendez-vous ou ateliers artistiques. Elle lui est présentée comme telle. Plus largement, nous savons qu’en soutenant une liberté de mouvement, nous participons à rompre l’isolement, à faciliter les déplacements nécessaires (école, recherche de travail, démarches administratives, médicales, etc.), à éviter la peur des contrôles. »

Le don de soi envers les patients

L’accueil demande une disponibilité de tous les instants, ce qui revient à un don de soi. Cette fonction requiert presque de se dédoubler pour être réceptive aux patients, mais aussi aux collègues. Il faut néanmoins savoir poser des limites. Au début, il est difficile de s’autoriser à faire attendre les patients tant cela fait écho à ce qu’impose l’Administration. Cependant, pour continuer à maintenir cette qualité d’accueil, il convient de s’octroyer des pauses, d’accepter de ne pas pouvoir tout faire en même temps. Pour Juliette, c’est parvenir à dire « Je ne peux pas »« Pas aujourd’hui »« Je ne sais pas »« Ce n’est pas à moi de le faire, demandez- plutôt à… ». Être capable de se dégager d’une demande, parfois ressentie comme impérieuse n’est pas aisé, surtout lorsqu’elle témoigne d’une angoisse trop forte de la part du patient. « Dans ce cas, j’en parle au collègue référent, à ma supérieure hiérarchique. Je ne garde pas ça pour moi. Je ne m’engage pas à répondre à une demande quand elle dépasse ma compétence, quand je ne suis pas disponible pratiquement ou psychiquement. Je mets de côté ou je transmets. Pour moi, c’est ça, la responsabilité de chacun et chacune, au sein d’une équipe de soins. Et, en fin de compte, c’est rendre service au patient que d’exprimer nos limites, nos impossibilités. En effet, vous voyez, nous ne sommes pas tout-puissants ! »

Mais qu’est-ce qui nous pousse en tant que personne à nous engager auprès d’individus si malmenés par la vie ? Ne serait-ce pas à chercher dans notre histoire personnelle et familiale, marquée pour certains membres de l’équipe, par l’exil, le déracinement ou les persécutions ? Y trouvons-nous les racines de cette dette morale qui nous fait œuvrer pour les victimes de violence politique ? Peut-on se demander si ne se manifeste pas ici aussi, plus ou moins consciemment, une tentative de réparation ?

Instaurer un rapport d’égalité

L’accueil interroge constamment les rapports de pouvoir. En tant que point d’entrée et carrefour incontournable dans le dispositif du centre de soins, l’accueillant pourrait être envisagé comme étant en position de force puisqu’il délivre l’entretien d’accueil, prend les rendez-vous, oriente, est l’interface entre l’équipe et les patients. Ce qui instaure une verticalité. La conscience de ce « privilège » peut entraîner une forme de culpabilité, au risque d’être dans une sorte d’infantilisation. Choisir d’y résister demande de recréer de l’horizontalité. Cela peut passer par l’implication du patient dans la prise de décision concernant le soin le plus adapté pour lui. Ainsi, lors de l’entretien d’accueil et en fonction de la culture d’origine de la personne, il est possible de demander avec quel praticien le patient se sentirait le plus à l’aise pour ses consultations. Il peut choisir un homme ou une femme, par exemple. C’est dans cette ambivalence du pouvoir qu’est prise l’accueil. Pour Juliette, plutôt que de culpabilité, il s’agit d’un devoir, voire d’une posture d’ordre maternel : « L’accueil demande de veiller à ce que les patients ne manquent de rien quand ils sont au Centre, d’avoir un œil sur les enfants dans la salle d’attente, voire dans l’espace d’accueil où ils aiment bien venir nous solliciter ! Parfois, il faut faire preuve d’autorité pour faire revenir le calme “Comme à la maison !”, se plaisent à dire certains patients. »

Néanmoins, il existe une responsabilité collective qui permet d’instaurer un respect mutuel et un rapport d’égalité tant vis-à-vis des patients et des collègues. Être dans un espace collectif demande de respecter des règles communes. Certains patients assument naturellement cette responsabilité. Déborah rapporte qu’« une patiente a voulu passer la serpillère dans la salle d’attente que certains appellent “le salon”, et j’ai accepté. Il ne doit pas y avoir de toute-puissance, ni de notre côté ni de celui du patient. Prendre soin sans infantiliser, faire avec et non pas “à la place de”, c’est là tout l’équilibre à trouver. Cela demande du discernement et de l’expérience. Avec le temps, on apprend à se dire : il peut marcher, il peut attendre. Bon, là, c’est compliqué pour nous, qu’il revienne demain. »

Mis en ligne sur Cairn.info le 24/11/2021

https://doi.org/10.3917/mem.081.0012