Entretien « Je ne serais pas arrivé là si… » Par Sandrine Blanchard. Le Monde, 06/11/2022
Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence.
Ecrivain majeur de la littérature francophone, Alain Mabanckou, 56 ans, né au Congo-Brazzaville, a étudié et travaillé en France avant de devenir professeur à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Lauréat du prix Renaudot en 2006 pour Mémoires de porc-épic, il vient de publier son treizième roman, Le Commerce des allongés.
Je ne serais pas arrivé là si…
… s’il n’y avait pas eu la persistance et la sagacité de ma mère pour me pousser à faire des études, partir un jour à l’étranger et revenir avec un bagage qui aiderait la famille entière à être heureuse. Bien que n’étant pas lettrée, ma mère savait néanmoins que l’école ouvre une voie. Pour une femme seule avec un enfant, accepter de mettre cet enfant dans une classe et qu’il s’en aille, c’était un exploit.
Votre mère avait-elle des exemples autour d’elle ?
Mon oncle René Mabanckou avait fait des études dans une école de commerce à Paris. A son retour, il était devenu le directeur administratif et financier de la CFAO à Pointe-Noire. Lui aussi insistait pour que je continue mes études. Pour moi, c’était sortir de la mêlée. A cette époque au Congo, tout le monde ne croyait pas aux vertus de l’école.
Votre mère évoquait-elle son regret de ne pas être allée à l’école ? Avait-elle des rêves non réalisés ?
C’était une petite commerçante congolaise. Vendeuse d’arachides au détail au grand marché de Pointe-Noire, elle rêvait d’avoir un jour la possibilité d’acquérir un camion pour aller acheter des bananes en gros, les charger, et les vendre dans les principales gares du Congo-Brazzaville. Elle était issue d’une société traditionnelle dans laquelle l’école n’était pas pour les femmes. Battante, elle a pu forcer les choses pour créer son petit commerce, acheter sa petite parcelle, faire construire sa petite maison et être ainsi indépendante vis-à-vis des hommes.
Etre fils unique, qu’est-ce que cela changeait dans la relation avec votre mère ?
Etre fils unique en Afrique, et en particulier au Congo-Brazzaville, est une situation très très très délicate. Les sociétés africaines ne comprennent pas qu’une famille ait un seul enfant. C’est, en quelque sorte, être dans le vertige de la malédiction, vivre en permanence dans la peur de perdre son enfant ou que celui-ci perde ses parents et demeure tout seul. Mais il y avait encore plus mystérieux : pendant longtemps, on m’a fait comprendre que c’était à cause de moi si ma mère n’avait qu’un seul enfant. On estimait qu’un enfant unique, lorsqu’il venait au monde, fermait à clé le ventre de sa maman afin que d’autres enfants ne viennent pas lui faire de concurrence. Donc, cet enfant était considéré comme un égoïste, un petit sorcier qui était là pour ses propres intérêts.
Votre mère avait perdu deux enfants avant vous…
Personne n’en tenait compte, c’était toujours le fils unique qui était responsable. Ma mère, en parallèle, était également considérée comme une sorcière. Comment se faisait-il qu’elle n’ait pu avoir qu’un seul enfant ? Pendant mon enfance, nous sommes allés chez tous les féticheurs qui étaient censés guérir sa stérilité soudaine. Mais ils me désignaient comme le coupable.
Comment se construit-on avec tout ça ?
C’est difficile. Je cherchais en permanence le moyen de camoufler ma situation d’enfant unique. J’ai commencé à m’inventer des frères qui étaient quelque part en Europe. Je reprenais aussi quelques récits de ma mère. Car, quand je lui demandais pourquoi je n’avais pas de sœur, elle me racontait : « Ta sœur est dans les étoiles, elle nous regarde, elle nous protège. » Alors j’inventais une sœur qui habitait dans les étoiles. Je quittais souvent la maison familiale pour manger et dormir chez des amis, nos voisins, où il y avait une famille nombreuse. Ma mère comprenait. Elle et eux avaient signé une sorte de pacte : ma mère venait déposer un peu d’argent pour contribuer à ma part de nourriture.
Avez-vous tout de suite aimé l’école ?
Curieusement, je me sentais dans une grande famille que je retrouvais avec enthousiasme. Quand j’arrivais en classe, c’est comme si j’interrompais la solitude de la maison. L’école était devenue comme une deuxième maison dans laquelle je me réfugiais. Au fur et à mesure, j’ai aussi découvert qu’elle me permettait d’avoir une vision plus large du monde et de découvrir les subtilités de l’alphabet, de la langue.
Vous n’avez jamais connu votre père biologique et avez été élevé par votre père adoptif…
J’avais moins de 1 an quand il a rencontré ma mère. Dès le départ, il a été mon père, je ne sais pas ce qu’est un père géniteur. Ce père adoptif me portait une affection particulière, entre nous s’est développé un grand amour. Avec sa première femme, il avait eu sept enfants, mais peu à peu il a passé plus de temps avec nous qu’avec eux.
Que vous a-t-il apporté ?
Le calme. Cet homme était généreux, d’une grande bonté et n’élevait jamais la voix. Il s’asseyait souvent au pied de l’arbre, au milieu de la parcelle de ma mère, et écoutait les informations de RFI ou de La Voix de l’Amérique. A l’opposé, ma mère, c’était le feu. Elle menaçait parfois de ne plus nous nourrir si on continuait à s’asseoir au pied de l’arbre ! Alors, avec mon père, on allait s’acheter une boîte de sardines qu’on mangeait avec du pain dans le bar d’à côté, parce qu’à la maison il y avait eu l’embargo !
Comment a commencé votre attirance pour les livres ?
J’étais béni d’avoir un père adoptif qui travaillait comme réceptionniste au Victory Palace. C’est le point de départ de tout. Les Français qui venaient dans ce grand hôtel à Pointe-Noire apportaient toujours des livres qu’ils laissaient à la réception avant de repartir. Mon père les prenait et les rangeait dans sa chambre, en pile, par taille. Il m’interdisait d’y toucher : « Vous allez les froisser, courber les pages, ce sont mes livres. Quand je ne travaillerai plus, je commencerai à les lire », disait-il. Sauf que dès qu’il avait le dos tourné, j’allais les voir. Dans sa collection, il y avait des romans policiers et des San Antonio, mais peu de littérature générale.
Par la suite, ma mère m’a inscrit au centre culturel français. C’est là-bas que j’ai commencé à vraiment lire des romans. Dans cette bibliothèque, je pensais qu’il fallait lire les livres par ordre alphabétique. Sinon pourquoi les ranger ? J’ai passé mon temps à la lettre A. Quand je voyais quelqu’un passer avec un livre de Zola, je le regardais avec admiration. « Un jour, je serai comme toi ! » J’étais d’une naïveté terrible.
Comment définiriez-vous l’éducation que vous avez reçue ?
Elle était à la fois traditionnelle et ouverte au monde. Ma mère aimait beaucoup me raconter les histoires de son village, et mon père, habitué à la ville et travaillant dans un hôtel d’Européens, me parlait de l’Occident, du général de Gaulle, de Pompidou, mais aussi de la guerre Iran-Irak. Un jour, ma mère, agacée, lui a dit : « Arrête de nous raconter des choses qui ne sont pas vraies, parce que les choses vraies, c’est ce qui se passe dans la forêt, pas dans le monde. » Il y avait une sorte de concurrence entre l’éducation de mon père, qui mettait beaucoup d’espoir en moi, et celle de ma mère – qui jalousait le certificat d’études de mon père.
Après l’obtention d’une bourse, vous quittez le Congo en 1989 pour étudier le droit en France. Quel souvenir gardez-vous du jour de votre départ ?
Je rêvais de la France. J’étais étudiant à Brazzaville, ma mère est venue pour me faire un discours qui ressemblait à un adieu éternel. Elle savait qu’elle ne pouvait pas empêcher les choses, puisqu’elle avait toujours souhaité que je puisse avancer. Mais ce fut une déchirure des deux côtés, sans doute l’une des pages les plus douloureuses de mon existence parce que j’avais cette intime conviction que quelque chose était fini. Ma mère avait accompli sa prophétie. Je partais. Elle me disait : « Je sais que si tu vas là-bas, tu ne reviendras pas, ou que lorsque tu reviendras, je ne serai plus là. » Elle avait vu juste. Six ans après, elle mourait.
Comment avez-vous appris sa mort ?
Je l’appelais régulièrement. Et puis, un jour, j’ai senti un silence total. Elle avait été hospitalisée, mais elle ne voulait pas que je le sache. Alors la famille se taisait, me faisait croire qu’elle « voyageait ». Un de mes cousins a fini par me téléphoner et m’annoncer son décès. Je n’avais pas d’argent pour me payer un billet d’avion. Des amis de Paris se sont cotisés, mais j’étais face à un problème cornélien. Soit j’utilisais cet argent pour aller là-bas, soit je l’envoyais à la famille pour qu’elle puisse acheter un cercueil, organiser des funérailles. C’est ce que j’ai préféré faire. Je n’y suis pas allé.
Votre mère ne vous aura jamais connu écrivain…
J’écris pour elle, pour la venger, défier, expliquer au monde que l’on n’est pas obligé de sortir d’une famille couverte de livres pour commencer à en écrire. J’écris pour essayer de la rendre heureuse, de la rendre fière. Je ne serais pas devenu écrivain si ma mère ne m’avait pas étrangement donné les moyens et les outils nécessaires pour le faire, alors même qu’elle était analphabète. La complexité et la singularité de son existence, le foisonnement des récits qu’elle me racontait, et ce père sorti de nulle part qui avait pris la responsabilité d’un enfant qui n’était pas le sien… tout cela a bâti mon imaginaire, créé les éléments romanesques que j’allais déployer plus tard. C’est une matrice.
Avant de devenir écrivain, comment votre vie d’étudiant en France s’est-elle passée ?
J’ai fait une année de fac à Nantes, puis ma maîtrise à l’université Paris-Dauphine. J’étais enfin là où je voulais être, à côté de la tour Eiffel ! Ma bourse congolaise était une bourse d’Etat mais on la recevait les trois premiers mois, puis l’Etat nous oubliait. J’ai été obligé de travailler : de 5 heures à 7 heures du matin, je nettoyais le McDo à Saint-Michel, puis j’allais à la fac. Et, à partir de 16-17 heures, je faisais de la manutention chez Eram, au centre commercial Bercy.
Pendant ces premières années avez-vous été victime de racisme ?
Chez Eram, je travaillais au sous-sol pour ranger les chaussures. J’avais une telle connaissance du stock, que les gérants, M. Laurent et sa femme, m’ont proposé d’être à la vente. Mais, un jour, un inspecteur régional d’Eram m’a vu. Je me souviens encore de son regard. Il a convoqué M. Laurent pour lui dire : « Je ne veux pas de ça dans le magasin. Sa place est en bas, sinon vous êtes viré. » C’est la seule scène de racisme de toute ma vie en France. M. Laurent a été viré, et moi je suis parti. Nous sommes restés des amis.
Comment êtes-vous passé de juriste pendant dix ans à la Lyonnaise-Suez à professeur d’université aux Etats-Unis ?
A la Lyonnaise-Suez, j’étais cadre, à la tête d’une vingtaine de commerciaux. Tout était réuni pour que je reste en France. Depuis longtemps j’écrivais des poèmes. En 1995, je suis allé rendre visite à l’hôpital au grand écrivain Sony Labou Tansi, que je connaissais depuis le Congo. Je lui ai expliqué ma difficulté à publier des poèmes et il m’a dit : « Pourquoi tu n’écrirais pas un roman ? » C’est resté dans ma tête. C’est ainsi qu’est né Bleu blanc rouge, mon premier livre qui a été traduit en anglais et, par chance, a été mis au programme d’universités américaines. J’ai été invité au Congrès international des études francophones. C’est là que j’ai rencontré Pierre Astier, alors directeur des éditions du Serpent à plumes, et que des professeurs de l’université du Michigan m’ont proposé une année en résidence d’écrivain : « Prenez une année sabbatique et on vous payera le même salaire qu’à la Lyonnais-Suez. » Je suis parti. Au milieu de l’année, un professeur a démissionné dans le département de littérature et je l’ai remplacé.
Rétrospectivement, que vous ont apporté l’Amérique et la France ?
L’Amérique m’a apporté ce que la France n’aurait pas pu me donner. Pour être professeur d’université, il m’aurait fallu une agrégation ou sortir de Normale-Sup. Quand je suis arrivé aux Etats-Unis, on ne m’a rien demandé, on estimait juste que j’étais écrivain, que certains de mes livres étaient étudiés à l’école, alors pourquoi ne pourrais-je pas parler devant des étudiants ? J’ignorais que j’avais le sens de la pédagogie !
La France, elle, m’a donné les outils qui m’ont permis d’aller vers la mondialisation : le génie, l’imaginaire, l’impertinence française, le sens du détail, de la nuance, le sens de la parole théorique. Le paradoxe est que ce sont mes vingt années d’enseignement aux Etats-Unis qui m’ont permis d’entrer dans la sphère universitaire française. Je me suis retrouvé au Collège de France !
D’où vient votre gaieté ?
Mon père me disait : « Quand tu seras adulte, ne donne pas ton souci aux autres. » Il faut savoir régler les problèmes sans passer par les pleurs. L’attitude que vous avez vis-à-vis des gens est communicative. Tout commence par la bonne humeur.
Qu’auriez-vous envie de dire à l’enfant que vous étiez ?
Que, mine de rien, nous avons parfois atteint des résultats auxquels nous ne nous attendions pas. Je suis cet adulte qui ne cessera jamais d’avoir l’ombre de cet enfant à côté de lui. Il me permet de ne pas être grisé par quelque honneur que j’aurais reçu ici et là. Car lorsque l’on commence à lustrer ses trophées, à se regarder dans un miroir, c’est la fin de l’aventure. Cet enfant-là, j’ai besoin de lui sans cesse parce que c’est lui qui écrit, qui se souvient. C’est le seul qui peut me rendre innocent et qui me rappelle d’où je viens.