Que sont devenus mes élèves réfugiés ?
Marguerite de Lasa
Témoignage publié par La Croix 10/08/2022
En 2017, j’enseignais le français à une classe de primo-arrivants. Cinq ans plus tard, je les ai trouvés intérimaires, étudiants ou garagistes, éparpillés dans toute la France. A travers eux se raconte une histoire d’intégration.
Pourquoi nous l’avons fait
Le 15 septembre, Emmanuel Macron annonçait qu’un nouveau projet de loi sur l’asile serait déposé « dès début 2023 ». Grâce à cela, le président souhaite « intégrer beaucoup plus vite et beaucoup mieux celles et ceux qui ont même un titre provisoire, par la langue et par le travail », mais aussi « améliorer l’efficacité des politiques de reconduite » à la frontière pour les étrangers en situation irrégulière.
De nouveau, le débat va s’installer : « les immigrés parviennent-ils à s’intégrer ? », se demandera-t-on dans les dîners ou sur les plateaux télé. Du point de vue des exilés, la question est un peu différente. S’ils ont fait tout ce chemin, affronté tous ces dangers et supporté ces conditions de vie dégradées, c’est bien dans l’espoir de commencer une vie meilleure. Une fois arrivés, leurs espoirs se sont-ils réalisés ? Ma position de professeure de français bénévole pour des demandeurs d’asile, en 2017, m’offrait un poste d’observation privilégié. J’ai donc rappelé mes anciens élèves un par un, pour leur poser cette question, simple mais essentielle : « Et toi, qu’est-ce que tu deviens ? » J’ai pu mesurer le chemin parcouru grâce à leur détermination à toute épreuve, mais aussi pris conscience des difficultés, persistantes, même cinq ans après : la langue, l’accès au logement et à un travail qui leur convienne.
Au fur et à mesure que se dessinaient les itinéraires, restait cette question : pourquoi celui-là s’en sort, plus que tel autre ? Leurs histoires ne sont que des esquisses de réponses.
Ce jour-là, ils m’attendaient tous à la sortie de la classe. C’était un matin de janvier 2017, Paris devait être pluvieux et les trottoirs humides. Raaz Muhammad, Shazeb, Ali, Mahmud, Kakhsar et Noor se tenaient là, en petite grappe derrière la porte cochère du local paroissial de l’église Saint-Bernard-de-la-Chapelle, à Barbès, où je leur donnais cours deux matins par semaine. Noor souriait beaucoup quand il m’a dit : « Marguerite, tonight we are celebrating because I’m leaving. You are invited » (« Ce soir nous faisons une fête pour mon départ. Tu es invitée »). J’ai dû réfléchir un peu, ils ont insisté, et j’ai dit oui.
D’octobre 2016 à juin 2017, l’année de mes 22 ans, j’étais professeure de français bénévole pour des demandeurs d’asile. Tous les mercredis, les jeudis et parfois les vendredis matin, à 9 h 45, je franchissais la grille du square Léon, au cœur du quartier de la Goutte-d’Or, à Paris, pour distribuer des dizaines de poignées de main et de grands sourires aux 150 exilés qui nous attendaient, adossés aux grilles ou assis sur les bancs. Majoritairement des Soudanais ou des Afghans, fraîchement débarqués d’Italie ou d’Allemagne, ils venaient de passer plusieurs semaines à dormir sur les trottoirs de Stalingrad. Nous étions deux ans après le début de la crise migratoire, la jungle de Calais venait d’être démantelée et la Préfecture de police laissait encore les campements s’étirer en plein cœur de la capitale, abritant près de 4 000 personnes depuis le quai de Jemmapes jusqu’au bout de l’avenue de Flandre. Et nous, sans diplôme ni formation, nous étions des profs « urgentistes », comme disait Gilles, le coordinateur des bénévoles. À son signal, au square Léon, chacun faisait un grand signe de la main, délimitait grossièrement son groupe d’une trentaine de jeunes hommes, avant de l’emmener dans les salles de la paroisse attenante.
Après l’invitation de Noor, mes élèves afghans m’avaient accueillie dans une chambre d’un hôtel de Saint-Denis qui avait été transformé en centre d’hébergement d’urgence. Par terre, ils avaient soigneusement étendu une longue serviette de toilette en guise de nappe, fait tenir en équilibre une bouilloire sur le rebord du lavabo pour faire chauffer du thé, branché un appareil de cuisson à la prise du bureau et lavé les plats dans la baignoire. Autour de cette table improvisée, la bande écoutait religieusement Raaz Muhammad, qui venait de passer son entretien à l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides). Chacun préparait fébrilement ce rendez-vous, l’attendait depuis des mois : de cela dépendrait l’obtention du statut de réfugié qui leur permettrait de rester en France.
Raaz Muhammad, petit, touffe de cheveux noirs sur le crâne, regard candide et farceur, se perdait dans son récit. Soudain, il est pris d’inquiétude : « Ils m’ont demandé la date de mon mariage, et je leur ai dit que j’étais tellement content ce jour-là que je ne m’en souvenais plus… Vous croyez que c’est grave ? » Les autres rient, le rassurent. Quelques jours plus tard, Raaz Muhammad était transféré dans le Cada (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile) de la petite ville de Delle, dans le Territoire de Belfort. Je l’ai perdu de vue.
En août 2021, je me suis mise à la recherche de mes anciens élèves. Abdullah, un des Afghans avec qui j’étais encore en contact régulier, avait accepté de devenir mon allié. Au café, il s’était attelé à la tâche avec moi : je lui énumérais une liste de noms, et pour chacun, il consultait son téléphone : « Lui, j’ai son Facebook ! », me lançait-il, victorieux. Pour Raaz Muhammad, ça a été vite fait : son numéro affichait une connexion récente sur les réseaux sociaux. Le soir même, je lui ai envoyé un message vocal. Dans sa réponse, j’ai reconnu sa voix douce et souriante. Il me disait dans un français encore approximatif qu’il habitait toujours Belfort, et m’a invitée. Quelques semaines plus tard, je prenais le train.
À la gare, je le trouve un peu remplumé, ce qui me rassure. Le long voyage jusqu’en Europe lui avait creusé les joues. Sur le chemin qui mène à son domicile, nous faisons un crochet par la préfecture, où il a rendez-vous. Raaz Muhammad voudrait entamer les démarches pour obtenir sa naturalisation, qu’il peut demander à partir de cinq ans de résidence en France. De l’autre côté du Plexiglas, une dame aux lunettes rondes s’étonne du document qu’il lui fournit : « Mais… Vous ne pouvez pas être domicilié à l’Armée du salut ! » Elle soupire. « L’Armée du salut n’héberge pas des réfugiés, seulement des personnes indigentes… Vous habitez là ? – Oui, bien sûr », répond Raaz Muhammad, qui n’a pas compris un mot de ce qu’elle venait de dire. « Ce qui est bien, c’est qu’il est toujours d’accord », lance la dame à voix haute. Elle répète la question, Raaz Muhammad finit par comprendre, et explique laborieusement qu’il habite chez un ami en attendant un logement social. Un air compréhensif se dessine sur le visage de l’employée : « Ah ! Bon mais de toute façon, comme on dit en français – elle articule avec un grand sourire rassurant – y-a-pas-l’feu-au-lac, d’accord ? Vous pouvez revenir quand vous aurez un logement. » Raaz Muhammad n’a pas tout à fait saisi ce que venait faire le lac dans cette histoire, mais me glisse d’un air entendu : « Cette dame est très très gentille. » Il s’en va, l’air à peu près satisfait. La demande de naturalisation attendra.
Les colocataires
Après être arrivé dans le Cada de Delle, en 2017, Raaz Muhammad, comme beaucoup d’Afghans, a rapidement obtenu la protection subsidiaire de l’État français, accordée aux personnes menacées en raison d’un climat de « violence aveugle résultant d’une situation de conflit armé interne ou international ». Il est parti chercher du travail à Belfort, la grande ville voisine. Après quelque temps dans le bâtiment, il est embauché comme intérimaire par l’un des principaux pourvoyeurs d’emploi de la région, l’usine automobile de Stellantis-Sochaux, anciennement PSA, pour monter des Peugeot 3008 sur des lignes qui vont « vite, vite », comme il dit.
Raaz Muhammad vit chez Najib, un ami afghan aux traits tadjiks, dans un logement aux murs nus, sans meubles. En cette fin de matinée d’août 2021, la voix mélancolique du chanteur afghan Bashir Asim fait planer une sorte de langueur dans l’appartement. Sharifullah, un ami de passage, prépare le kabuli palaw, du riz afghan au poulet, en jogging et claquettes. Raaz et son ami Isanullah, vêtus d’un salwar kameez, la tenue traditionnelle, jouent à une version locale des petits chevaux, étendus sur des banquettes. Tous les quatre, ils ressemblent à une bande de colocs célibataires. Pourtant, malgré leur jeune âge, presque tous sont mariés. Si l’appartement est si vide, c’est que toute leur vie est restée au pays.
Au Pakistan, Raaz Muhammad a une femme et trois enfants. Il raconte que lorsqu’il avait 18 ans, lui et son épouse se sont longtemps regardés en secret sans pouvoir se parler, avant que le père de Raaz Muhammad n’aille demander la main de la jeune fille. De leur union sont nés Jaweed et Mohammed (le dernier, Mahmud, est né après l’exil, en 2019). Peu de temps après, les talibans sont arrivés pour exiger de Raaz Muhammad qu’il rejoigne leurs rangs. Celui-ci a refusé, les talibans sont revenus plusieurs fois et l’ont battu jusqu’à lui ouvrir le crâne avec la crosse de leur kalachnikov. Sa vie menacée, le jeune homme a dû fuir en Europe. Sa maison a été détruite dans un affrontement entre l’armée afghane et les talibans, sa femme, ses fils et ses parents sont, eux, partis pour le Pakistan. Raaz Muhammad a vu grandir ses fils sur Skype.
À Belfort, Raaz Muhammad travaille à la chaîne, de nuit, entre 19 heures et 5 heures du matin. La journée, il appelle sa femme trois à cinq fois par jour, dès qu’il a un moment, en faisant la vaisselle, en allant faire les courses. Il surveille la scolarité de Mohammed, veut savoir s’il n’a pas frappé ses camarades à l’école, et envoie 300 à 400 € par mois pour payer le loyer et la scolarité.
Lorsque je le rappelle en septembre 2022, Raaz Muhammad allume sa caméra. Il me présente, enthousiaste, un vieil homme à la barbe blanche assis en tailleur sur un tapis derrière lui, à côté de deux femmes aux voiles colorés qui manient une vieille machine à coudre. Un petit garçon en salwar kameez bleu turquoise s’invite, hilare, devant la caméra. Raaz Muhammad est en vacances au Pakistan depuis deux mois. Il a lâché son travail d’intérimaire à l’usine pour tenter de régler enfin le dossier de réunification familiale qui lui permettrait de faire venir sa famille en France. Il y a droit au titre de la protection subsidiaire, et cela fait des années maintenant qu’il ne pense qu’à ça. Mais depuis la prise de pouvoir des talibans en août 2021, il est devenu très difficile d’obtenir un passeport auprès des autorités afghanes pour sa femme et ses trois enfants.
En désespoir de cause, il songe à envoyer sa femme en Afghanistan seule avec son beau-frère, pour qu’elle fasse la demande à Kaboul. Lui, qui ne peut retourner sur le territoire afghan sous peine de perdre sa protection, devra rentrer en France. Il retournera à l’usine, à Belfort, pour attendre encore.
Si j’ai pu comprendre tout ce que racontait Raaz Muhammad en 2017, à l’hôtel de Saint-Denis, c’est grâce à Abdullah. Abdullah était le plus jeune de toute la bande des Afghans, 18 ans à peine, des yeux pétillants de malice sous ses cheveux noirs, et la parole facile. C’était lui qui maniait le mieux l’anglais, qu’il avait étudié au lycée : il traduisait les paroles de tous ses camarades et les encourageait quand ils avaient un coup de mou. « J’y arriverai jamais, c’est trop difficile le français ! », se désespérait Sami, qui venait de faire une nouvelle faute. « T’inquiète pas, le rassurait Abdullah, l’air faussement sérieux. Répète 10 fois “il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille”, et tu vas voir, ça va rentrer ! »
À l’époque, il déclarait haut et fort qu’il deviendrait médecin, comme son père. Il rêvait d’intégrer l’université, mais l’espoir était mince : Abdullah vivait en hébergement d’urgence et n’avait pas un sou. Cinq ans plus tard, il y est parvenu. Aujourd’hui, Abdullah termine une licence de langue littérature et civilisation (LLCR) en pachto, sa langue maternelle, avec une option commerce international. Depuis 2017, son visage est devenu plus carré, sa mâchoire un peu plus dure, une fine barbe lui encercle le menton. Le jeune homme voit loin, sait où il pose les pieds, et franchit tous les obstacles qui se mettent en travers de sa route, quitte à y laisser quelques plumes. Abdullah a des airs de Rastignac.
Plusieurs fois, il a failli payer son opiniâtreté. Aussitôt après avoir obtenu la protection subsidiaire, on l’envoie dans un centre d’hébergement, à Meaux, qui ferme ses portes à 20 heures tous les soirs. Abdullah s’insurge : depuis le 7e arrondissement où se trouve son école de français, il doit prendre le métro jusqu’à Haussmann-Saint-Lazare, attraper le train, puis marcher 25 minutes pour finir son trajet. En tout, 1 h 30 de transport. Tout cela avant 20 heures ? Cela ne lui laisse ni le temps d’aller en cours, ni de rien faire d’autre, d’ailleurs. « Je ne vais pas sacrifier ma vie pour un hébergement », pense-t-il. Il passe trois coups de fil à ses amis, trouve un coin de canapé chez l’un d’entre eux et quitte son logement.
Abdullah a toujours pris des risques pour réussir. En Bulgarie, quand, à peine majeur, il traversait de nuit la forêt, il s’assurait d’être toujours deuxième derrière le passeur et de ne jamais se laisser distancer. Il savait qu’à la moindre distraction, il pourrait se retrouver seul dans le silence de la nuit noire, se perdre et mourir. « Il faut savoir une chose : le passeur s’en fout de toi », dit-il froidement.
En formation pour jeunes en situation de précarité, Abdullah veut devenir réceptionniste. Il n’hésite pas à refuser la formation d’agent de service dans un supermarché qu’on lui propose. Avec sa formatrice, le différend s’envenime, à tel point qu’il est renvoyé du programme.Il s’en félicite aujourd’hui : rattrapé par son conseiller à la mission locale, il décroche un contrat d’alternance dans l’hôtellerie.
Le jeune homme aurait pu se contenter de cette situation, mais ce fils de notable, issu d’une famille de négociants de la province de Nangarhar, rêve plus loin : « Je ne veux pas être quelqu’un qui reste dans un coin, explique-t-il avec véhémence. Je veux progresser, chaque jour. Et puis, je ne suis pas venu jusqu’en France pour faire des petits boulots à droite et à gauche. » Bref, Abdullah ne pense qu’à l’université : il l’intégrera à la rentrée 2020.
Mais alors que le futur s’ouvre devant lui, les difficultés manquent de le faire chuter. Avec ses études, il n’a plus le temps de travailler et se retrouve sans logement. Encore une fois, un de ses proches afghans le dépanne in extremis et l’héberge pendant deux ans, avant qu’il n’accède enfin, en janvier 2022, à un foyer de jeunes travailleurs. « Je dois beaucoup de choses à mes amis », reconnaît le jeune homme. « Mais un jour, je les rembourserai, Inch’Allah ! », dit-il en levant le doigt vers le ciel. Aujourd’hui, c’est l’un de ceux qui s’en sortent le mieux. Grâce à son niveau en français, il a été embauché en CDI comme coordinateur et traducteur dans une association et traduit souvent seul au tribunal, une fierté. Plus tard, il réalisera ses projets : monter un restaurant traditionnel afghan, un peu chic, dans un beau quartier de Paris. Il tire sur sa cigarette, sourit, ses yeux se plissent. Il rit comme un enfant : « Je vais devenir un businessman de la France. »
On m’aurait dit, il y a quelques années, qu’Ibrahim* obtiendrait, en l’espace d’un an, du travail et des papiers, j’aurais souri, espéré, mais je ne l’aurais pas cru. Au fond, je pensais qu’il finirait par se décourager, et par tenter sa chance dans un autre pays. Ici, depuis quatre ans, son horizon était bouché.
Sans papiers, Ibrahim n’avait pas le droit de travailler ni de demander un logement. Il ne voulait pas non plus commencer une relation avec une fille. « Qu’est-ce que je pourrais lui offrir ? », disait-il. Pas le droit de rêver. La vie d’Ibrahim était empêchée, tronquée, à même pas 30 ans. Quand il y songeait, il avait l’impression de devenir fou. « Tout le monde travaille et toi tu ne travailles pas. Qu’est-ce que tu peux faire ? Manger, dormir, croiser les bras, et faire la même chose le lendemain ? C’est pas possible. »
Alors il adoptait la position de l’autruche, s’échappait dans sa tête. Tous les matins, il partait au parc faire de la musculation, encore et encore, jusqu’à n’en plus pouvoir parce que « quand tu fais du sport, tu oublies tout ». Mais lorsqu’il relisait ses cours de français, Ibrahim ne pouvait s’empêcher de se demander pourquoi les autres avaient des papiers et pas lui. Pourquoi au Tchad, aucun des éleveurs du désert avec qui il avait grandi n’avait de papiers et n’en avait jamais eu besoin, et pourquoi ici, sans papiers, tu n’es rien. Il s’accrochait à cette idée : « Que j’ai des papiers ou non, je suis la même personne. »
Ibrahim était le seul de mes élèves proches qui n’avait pas obtenu le statut de réfugié. Au fur et à mesure de l’année 2017, les décisions étaient tombées, les unes après les autres. Raaz Muhammad, accepté. Abdullah, accepté. Ismaïl, accepté. Ibrahim, lui, m’avait envoyé un message vocal sur WhatsApp, pour me dire, d’une voix neutre, « c’est refusé ». Je n’avais pas su quoi lui dire.
Après le refus de l’Ofpra, son recours à la Cour nationale du droit d’asile fut, lui aussi, rejeté. Les instances avaient considéré que les éléments de son dossier n’étaient pas suffisants pour lui octroyer une protection internationale. Nous avions eu peur, nous les profs : qu’allait-il devenir ? Allait-il être expulsé ? Dans un mail sans illusions, Gilles, le coordinateur des bénévoles, avait annoncé : « Ses droits vont progressivement s’éteindre. Il rejoindra malheureusement les dizaines de milliers de sans-papiers qui vivent en France. » Et la prophétie de Gilles s’est réalisée, à peu de chose près. Ibrahim a perdu son hébergement. Il a commencé à dormir sous un pont à la Villette. La journée, il se rendait aux cours de français en plein air que l’association donnait tous les jours à 18 heures, sur les marches de l’escalier, à côté de la Rotonde Stalingrad. C’est là qu’il a rencontré Pascal*.
Ce sexagénaire tout fin à la gouaille de Parigot et aux traits creusés comme des sillons faisait partie des profs. Ancien infirmier, il avait appris à reconnaître les exilés qui dormaient dans la rue au gros sac qu’ils trimballaient tout le temps, comme Ibrahim. Pascal était venu le voir un soir, et lui avait proposé de l’héberger.
Dès le premier jour, Pascal et Ibrahim se sont entendus comme père et fils. Ibrahim s’est installé sur le futon en face du lit de Pascal, dans son studio rempli de bibelots ramassés aux quatre coins du monde. Et depuis, Ibrahim n’est jamais parti. À la maison, Pascal a toujours vu Ibrahim garder sa bonne humeur, et rigoler. Mais le soir, quand Pascal bouquinait, il surprenait parfois le jeune homme les yeux grands ouverts sur son lit, à fixer le plafond. En voyant ça, le moral de Pascal dégringolait. Alors pour chasser la mélancolie, il lui faisait une blague, et les deux riaient.
Ça a continué comme ça jusqu’au 30 octobre 2020. Ce jour-là, Pascal prenait son café matinal, Ibrahim était encore dans son lit, quand le téléphone a sonné. Deux minutes plus tard, Ibrahim a entendu Pascal crier : « Ibrahiiim ! Tu as eu les papiers ! » Ibrahim a souri. « Merci beaucoup », a-t-il dit. Quelques mois plus tôt, ils avaient demandé un réexamen de son dossier. L’avocate avait mis en valeur le militantisme d’Ibrahim dans les collectifs parisiens d’opposition au dictateur tchadien Idriss Déby et le fait qu’il serait en danger s’il était expulsé dans son pays. Cela a fonctionné à la CNDA et Ibrahim a finalement obtenu l’asile.
Alors depuis deux ans, Ibrahim, « c’est le roi du monde »,dit Pascal. Il a démarré une formation de carrossier, travaille en alternance dans un garage. Comme il déteste rester sans rien faire et qu’il a « perdu du temps », comme il dit, il enchaîne aussi le dimanche à Carrefour. Dans quelques années, il aimerait monter « un petit restaurant » ou « un bureau de tabac », une affaire à lui. Cinq ans après, il peut enfin commencer sa vie.
En apprenant les bonnes nouvelles d’Ibrahim, Hassan* s’est réjoui. Ce Soudanais de 32 ans a connu Ibrahim à l’école de Barbès et le recroise souvent, posé au bord du canal de l’Ourcq avec ses amis. C’est dans ce quartier du 19e arrondissement où il a tant erré quand il était « migrant » que Hassan m’a invitée, dans un beau restaurant éthiopien. Le regard profond, les traits fins, il est arrivé vêtu d’un jean beige, d’un sweat gris, et de baskets en daim ocre, style détente chic. Il était presque devenu intimidant. Hassan entretient cette élégance naturelle dans son métier, valet de chambre dans un grand hôtel. Chaque jour, en toquant à la porte des clients, il récite, en gilet et cravate, des formules de politesse impeccables : « Monsieur, puis-je entrer ? », « Avez-vous besoin de quelque chose ? », « Où puis-je poser les fleurs ? »…En partiegrâce à cela, son français est devenu fluide.
C’est d’ailleurs la première fois que nous pouvons parler. Au temps de l’école de Barbès, les relations se déroulaient sans mots. Je ne savais pas vraiment qui étaient mes élèves, ce qu’ils aimaient, comment ils pensaient. Pour la première fois au restaurant, j’ai l’impression de découvrir Hassan. En dégustant sa bière éthiopienne, il m’a confié à quel point la période des cours avait été importante pour lui. « Les cours de français, c’était comme notre boulot », se souvient-il. La seule façon de sortir de cette impression insupportable, en arrivant, de n’avoir prise sur rien, d’être exclu de tout parce qu’on ne comprend pas. « Quand tu arrives, tu es sourd-muet, résume-t-il, et tu ne peux pas parler en ton nom. » Hassan a poursuivi la routine des cours de français jusqu’à son transfert en 2017 dans la petite ville de Sées, en Normandie. Avec son camarade, ils étaient deux migrants dans toute la ville, seuls au milieu des Normands. Là, après avoir obtenu son statut, Hassan a signé son « contrat d’intégration républicaine », conclu entre l’État et les étrangers non européens admis au séjour en France afin de « favoriser leur insertion dans la société française ».
De retour chez lui, pour mieux se souvenir de sa « formation civique », Hassan farfouille dans son étagère pour retrouver son cahier de l’époque. Il tourne les pages, noires de notes griffonnées en français et en arabe, et relit à voix basse les « valeurs de la République » qui prennent toute une page, avec la laïcité et la symbolique du drapeau. Hassan a tout appris par cœur. Il s’arrête, et c’est lui qui commence à me poser des questions : « Tu sais combien de temps a duré la guerre de Cent ans ? » Je sèche. « 116 ans. Et Marianne, tu sais pourquoi elle s’appelle Marianne ? » Sur le mur latéral, à côté de lui, il a fixé, à la façon d’un papier peint, un tissu aux couleurs vives en wax. Il y a encadré des tableaux, les siens. Pendant le confinement, Hassan a peint des motifs africains sur du carton plissé. C’est qu’avant d’être migrant, demandeur d’asile, réfugié puis valet de chambre, Hassan était architecte d’intérieur. Il rêve d’exercer son métier ici. Il ne sait pas encore quand ni comment, mais peut-être que le moment viendra, « on ne sait jamais ».
Hassan a failli abandonner son travail à l’hôtel, au début. Le soir du premier jour, il est rentré chez lui pas très en forme, a appelé la connaissance qui l’avait recommandé : « Écoute, merci mais je vais arrêter là, ce n’est pas mon métier »,lui a-t-il dit à demi-mot. À l’autre bout du fil, la dame s’est fâchée, lui a répondu qu’il ne pouvait pas se plaindre d’avoir du boulot. Hassan s’est tu, il est resté, et c’est grâce à son CDI qu’il a pu louer un appartement privé près de Paris.
En septembre dernier, il a obtenu son permis ; en mai, sa nationalité française. Pour lui, cela signifie qu’il peut enfin rentrer chez lui voir sa famille au Soudan, sans craindre de perdre sa protection. Sa situation lui permet maintenant d’aider les autres. Souvent, le week-end, il va faire des traductions pour ses amis soudanais, ceux qui n’ont pas eu sa chance et vivent dans un squat en petite couronne.
Depuis un an, Hassan n’est plus seul dans son studio. Une jeune fille est venue habiter avec lui. Elle est blonde aux yeux bleus, et sur les murs, il y a partout des photos d’eux.